En quoi l’arrêt Teffaine du 16 juin 1896 est-il fondateur pour la responsabilité du fait des choses ?

Arrêt Teffaine

L’arrêt Teffaine du 16/06/1896 est l’un des arrêts qui ont le plus marqué la jurisprudence civile. En effet, c’est l’arrêt Teffaine qui a abordé pour la première fois le principe de la responsabilité du fait des choses. Avant de commenter l’arrêt Teffaine et de faire ressortir les critères principaux qui font de cet arrêt un arrêt de principe en droit civil français, nous allons d’abord évoquer le contexte historique ayant conduit à l’arrêt Teffaine.

Le contexte historique de l’arrêt Teffaine

Si on remontait à l’origine en examinant le Code civil de 1804, on se rendrait compte rapidement que le législateur avait déjà compris toute l’importance de réglementer la responsabilité civile. En effet, dès 1804 il était prévu une réglementation des régimes spéciaux relatifs à la responsabilité du fait des choses. On y distinguait principalement deux régimes : celui de la responsabilité du fait des animaux, ainsi que celui des bâtiments en ruine.

Rappelons qu’aujourd’hui, à travers d’autres arrêts fondateurs, comme l’arrêt Badinter par exemple, on ajoute à ces deux régimes celui de responsabilités nouvelles. Il s’agit principalement de la responsabilité du fait des produits défectueux, ainsi que du régime concernant l’indemnisation des victimes d’un accident de la circulation. Le schéma ci-dessous présente les différents types de responsabilités prévus par le Code civil au titre des dommages causés par le fait des choses.

Lorsque l’on cherche à comprendre l’origine de la responsabilité du fait des choses consacrées par l’arrêt Teffaine, on constate qu’il faut remonter loin à l’ère de l’industrialisation. En effet, c’est durant cette période historique que la loi avait établi l’indemnisation des ouvriers qui étaient parfois victimes d’accidents causés par des machines et autres matériels dans les usines où ils travaillent.

C’était l’ancien article 1382 qui servait de base légale pour indemniser les victimes d’accidents. Ainsi, pour que la responsabilité du fait des choses tienne devant le juge, les victimes devaient prouver la faute du gardien de la chose. En effet, hormis le dommage occasionné par un animal ou un bâtiment en ruine, la jurisprudence n’admettait aucun autre fondement de la responsabilité du fait des choses sans qu’une personne n’ait commis une faute.

C’est bien plus tard que le principe de responsabilité du fait des choses a été théorisé par certains auteurs qui proposaient de ne pas y lier exclusivement la notion de faute. C’est dans cette optique que l’arrêt Teffaine est intervenu pour préciser le régime de ce type de responsabilité basé sur le fait d’une machine qui, de par son explosion, a coûté la vie à une personne.

La particularité de l’arrêt Teffaine est qu’il est le tout premier arrêt rendu par la cour de cassation sur le fondement de l’ancien article 1384 alinéa premier.

Quels sont les faits et la procédure de l’arrêt Teffaine ?

Les faits dans l’arrêt Teffaine

Un mécanicien travailleur dans une usine a trouvé la mort suite à une explosion de l’une des machines. En effet, le remorqueur à vapeur à cause d’un dysfonctionnement technique a explosé en entrainant d’abord de graves brûlures puis le décès de monsieur Teffaine qui occupait la fonction de mécanicien.

Le dysfonctionnement constaté sur le remorqueur à vapeur était un problème technique lié à la machine elle-même. Il s’agissait d’un vice de construction. Il y avait donc dans cette affaire une absence de faute à la fois du propriétaire de la machine et du mécanicien qui était monsieur Teffaine. Dans ce cas de figure, on ne pouvait attacher le fait dommageable à la faute de la victime ou du propriétaire, puisque le fait personnel de l’un et de l’autre ne rentrait pas en compte.

Autrement dit, il était impossible d’invoquer la faute de la victime : elle n’y était pour rien. Il était impossible par ailleurs d’engager la responsabilité de celui à qui appartenait le remorqueur à vapeur : il n’y était aussi pour rien.

La procédure dans l’arrêt Teffaine

Dans la quête de se faire indemniser, la veuve de Monsieur Teffaine a porté l’affaire devant les juridictions. Devant la cour d’appel, la veuve Teffaine trouva raison. En effet, les juges du fonds ont retenu que le fait dommageable était imputable au propriétaire du remorqueur à vapeur. Mais ils se sont basés sur le fondement de la responsabilité du fait des bâtiments menaçants et en ruine.

Le propriétaire de la machine n’acceptant pas la solution de l’arrêt infirmatif de la cour d’appel, puisqu’il n’était pas fautif selon lui, a réalisé un pourvoi en cassation. La Cour de cassation a alors tranché le litige en faveur de la décision des juges du fond. La décision finale sur  rendue par la Cour de cassation a été le rejet du pourvoi exercé par le propriétaire du remorqueur à vapeur.

Voir aussi pour aller plus loin : comment déterminer un arrêt confirmatif et le différencier de l’arrêt infirmatif si vous souhaitez en savoir plus sur ces notions. 

Quelles sont les prétentions des parties dans l’arrêt Teffaine ?

La veuve de monsieur Teffaine a expliqué devant la cour qu’elle avait subi un préjudice du fait de la mort de son mari occasionné par le remorqueur à vapeur. Pour elle, on devait retenir la responsabilité du fait personnel du propriétaire en ce sens que c’est la défaillance de sa machine qui a coûté la vie à son mari.

De son côté, le propriétaire du remorqueur à vapeur a clamé devant la cour qu’il n’était pas à l’origine du dommage et que le fait dommageable provenait d’une cause étrangère à sa volonté.

Quel est le problème de droit de l’arrêt Teffaine ?

Pour la Cour de cassation, il lui revenait à répondre à cette question : pouvait-on rendre le gardien d’une chose responsable d’un dommage à autrui alors même qu’aucune faute n’avait été réellement commise de sa part ? De façon claire, on demandait aux juges de la haute juridiction de déterminer si la victime pouvait obtenir réparation d’un dommage causé par une chose alors que le gardien de ladite chose n’avait commis aucune faute.

Quelle est la solution de l’arrêt Teffaine ?

Avant de nous pencher sur la solution de la Cour de cassation, analysons celle qui a été rendue par la cour d’appel.

Solution de la cour d’appel

Pour la cour d’appel, même si le fait personnel du propriétaire du remorqueur à vapeur ne pouvait être retenu, il devait quand même procéder à l’indemnisation des victimes. La cour s’était basée sur le parallélisme avec le régime de responsabilité des bâtiments menaçants et en ruine.

Ainsi de façon analogue, le dommage à autrui qui a été occasionné par une chose sous sa garde impliquait aussitôt la responsabilité du gardien de la chose. Il s’agissait clairement d’une présomption de responsabilité que les juges avaient retenue à l’encontre du propriétaire de la machine.

Il faut préciser ici qu’en cette période, qui marquait le début de l’ère l’industrielle, les incidents étaient trop nombreux et il était difficile d’indemniser les victimes sous le simple fondement du droit commun de la responsabilité civile.

C’est dans cette optique que la cour, se fondant sur la responsabilité du gardien de la chose, a rendu le propriétaire du remorqueur à vapeur responsable du dommage occasionné par sa machine à monsieur Teffaine.

Solution de la Cour de cassation

La Cour de cassation est allée dans le même sens que la cour d’appel. Elle a donc fait un rejet du pourvoi en cassation du propriétaire du remorqueur à vapeur. Mais les juges de cassation ont précisé aussi que ce n’était pas la responsabilité du fait des bâtiments en ruine qui devait opérer dans cette affaire telle que les juges de la cour d’appel l’avaient estimé. En effet, la présomption de responsabilité dont ont fait état les juges d’appel ne devait pas exister.

Ainsi, pour la Cour de cassation, la responsabilité du propriétaire du remorqueur à vapeur devait être engagée sur le fondement de l’article 1384 en son premier alinéa. Ce texte consacrait la responsabilité du gardien d’une chose lorsque la réalisation du dommage émanait de la chose en question. Il s’agissait en réalité d’une responsabilité de plein droit que la cour était en train de mettre en place à l’encontre du propriétaire de la machine.

Dès lors, elle était de plein droit en ce sens qu’on ne pouvait exonérer sa responsabilité à partir du moment où le lien de causalité pouvait être établi entre le dommage et la chose qui était sous sa garde. Peu importe en réalité la faute du propriétaire du remorqueur à vapeur. Toutefois, précisons que lorsque survenait un cas de force majeure, la cour aurait pu aussi exonérer de sa responsabilité le propriétaire du remorqueur à vapeur (ce qu’elle n’a pas fait).

Quelle est la portée de l’arrêt Teffaine ?

Tout d’abord, c’est à travers l’arrêt Teffaine que le droit de la responsabilité intègre pour la toute première fois l’article 1384 alinéa 1 comme une base légale pouvant permettre d’engager la responsabilité d’une personne. En effet, le principe général de responsabilité n’admettait pas que l’on puisse rendre le gardien d’une chose responsable du préjudice subi par autrui alors même que ce gardien n’était aucunement fautif.

Il s’agissait déjà d’une révolution du droit de la responsabilité civile. Cependant, c’est quelques années plus tard, par l’intervention de l’arrêt Jand’heur que le principe général de responsabilité s’est clairement précisé : désormais la responsabilité de plein droit était admise en droit français.

Analyse critique de l’arrêt Teffaine

Sans les arrêts comme celui de l’arrêt Franck, Teffaine, Badinter, Jand’heur etc. Le régime juridique de la responsabilité du fait des choses n’aurait pas le visage qu’on lui connaît de nos jours. Il a fallu, en effet, de multiples adaptations jurisprudentielles avant d’en venir à l’actuel principe général de la responsabilité civile.

En engageant la responsabilité du propriétaire d’une machine en dehors de toute faute de sa part, l’arrêt Teffaine marque le premier pas vers l’adoption du principe général de la responsabilité lié au fait des choses. Dans l’arrêt Teffaine, les juges ont même précisé que le propriétaire du remorqueur à vapeur n’a pas la possibilité de s’exonérer de sa responsabilité en invoquant la faute d’une tierce personne ou la source inconnue de la défaillance de sa machine.

L’arrêt Teffaine et les incertitudes qui l’entourent

Il faut le mentionner, cette première avancée induite par l’arrêt Teffaine dans le champ du droit de la responsabilité n’était pas exempte de flou. Il subsistait certaines interrogations non résolues entrainant ainsi une période de flottement de la jurisprudence. Essentiellement la question qui se posait aux théoriciens et praticiens du droit de la responsabilité était de savoir comment délimiter le champ d’application du principe général de responsabilité du fait des choses. Deux alternatives ont été proposées pour résoudre cette question.

Restreindre la notion de chose

L’arrêt Teffaine a eu deux mérites : celui de donner une valeur normative à un texte du Code civil autrefois ignoré et celui d’introduire une responsabilité imputable au gardien d’une chose. Mais que devrait-on regrouper dans la notion de chose ?

Pour les juristes, la garde de la chose implique les éléments ci-après :

Pour expliquer comment résonnent les juges après l’arrêt Teffaine, prenons l’exemple de l’arrêt rendu par la Cour de cassation en date du 22 mars 1911. Rappelons que cet arrêt a succédé à l’arrêt Teffaine. Dans cet arrêt, le dommage était causé par une voiture. La cour de cassation a commencé par éliminer l’article 1384 alinéa premier comme fondement de la responsabilité de l’auteur du dommage.

La première raison qui était invoquée par la cour était qu’une voiture constituait une chose, mais étant donné qu’elle n’était pas actionnée par la main d’une personne, elle ne rentrait alors pas dans le champ de délimitation de la responsabilité du fait personnel de l’article 1240 du Code civil et de la notion de chose telle qu’induite par l’arrêt Teffaine. On ne pouvait donc par tenir responsable de plein droit le conducteur de l’automobile sur le fondement de la responsabilité du fait des choses.

C’est après avoir rejeté cette voie, que la cour s’était basée sur l’article 1382 pour démontrer la responsabilité du conducteur de l’automobile. Or dans ce cas, il pesait sur la tête de la victime de rapporter une quelconque faute de la part du conducteur avant que ne soit pris en considération la responsabilité de celui-ci.

Admettre la présomption de faute

Comme démontré ci-dessus, la Cour de cassation, malgré le fait qu’elle avait abondé dans le même sens que la cour d’appel dans l’arrêt Teffaine, elle a aussi apporté une précision importante. Elle a en effet rejeté la présomption de faute admise par la cour d’appel.

Les juges de cassation ont clairement mentionné que le propriétaire du remorqueur à vapeur qui était à l’origine du dommage ne disposait d’aucun moyen pour s’exonérer de sa responsabilité. Cependant, suite à l’arrêt Teffaine, la Cour de cassation a revu sa position et a concédé une admission de la présomption de faute.

C’est à travers un arrêt rendu en date du 30 mars 1897 que la cour a modifié sa position. Dans cet arrêt, la chambre des requêtes a analysé à nouveau l’article 1384 alinéa premier. Il a été retenu que cette disposition du Code civil était caractérisée par une présomption simple qui pouvait être déjouée par la preuve contraire.

Quelque temps après, la cour a définitivement confirmé cette position en renforçant la présomption. Il était demandé au gardien de la chose de rapporter une preuve additionnelle. Par conséquent, non seulement devait-il prouver qu’il n’avait pas commis de faute, mais il devait aussi rapporter la preuve que le fait générateur de responsabilités émanait d’une cause étrangère.

La conclusion évidente à faire est celle-ci : l’arrêt Teffaine a ouvert de nouvelles perspectives dans le droit de la responsabilité. Mais se traduisant aussi sous forme de nombreuses incertitudes, il faudra attendre l’arrêt Jand’heur pour que soit levés les différents débats juridiques laissés par l’arrêt Teffaine.

Voir aussi : Pourquoi l’arrêt Derguini du 9 mai 1984 est-il important en matière de responsabilité civile ?

L’arrêt Jand’heur et ses apports juridiques à l’arrêt Teffaine

Cet arrêt constitue l’étape de confirmation de l’avancée induite par l’arrêt Teffaine. Rendu par la cour d’appel en date du 13 février 1930, cet arrêt vient d’abord appuyer les bases juridiques établies par l’arrêt Teffaine.

Ensuite il a éclairci les doutes et incertitudes qui régnaient suite à l’arrêt Teffaine. Enfin, c’est lui qui a finalement consacré le principe général de responsabilité du fait des choses telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Sans rentrer dans les détails, présentons les grands points abordés par l’arrêt Jand’heur :

  • La Cour de cassation a réaffirmé, comme dans l’arrêt Teffaine, que l’article 1384 (la responsabilité du commettant du fait des préposés) alinéa premier pouvait servir aussi de base pour retenir la responsabilité du fait des choses.
  • La cour a explicitement reconnu dans cet arrêt que la présomption de responsabilité devait être reconnue à l’endroit du gardien de la chose.

Il faut faire attention à la terminologie utilisée par la cour. Il ne s’agit pas d’une présomption de faute, mais plutôt de responsabilité. Ce qui voudrait dire que le gardien d’une chose qui a occasionné un dommage ne peut pas invoquer une exonération de responsabilité en alléguant de ne pas avoir commis de faute civile. Même sans faute volontaire, il sera quand même tenu responsable. Ce n’est qu’en cas de force majeure qu’il peut bénéficier d’une exonération de responsabilité.

  • La cour a étendu le champ d’application du principe général qui régit la responsabilité du fait des choses.

Certaines distinctions n’étaient donc plus indispensables en matière de responsabilité du fait des choses. De façon plus claire, peu importe de distinguer si la chose ayant causé le dommage est une chose dangereuse ou non.

Il n’y a plus d’importance également de savoir si la chose est un bien meuble ou une chose immobilière. Un autre exemple où le juge ne pose plus de distinction est celui de savoir si la chose a été actionnée par la main de l’homme ou non.

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2 Comments
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Luc

Je suis en deuxième année de droit et j’ai été aux rattrapages… Il me manquait des cours que je suis allé compléter sur ce site. J’ai réussi à valider mon année de justesse et le site m’a bien aidé pendant mes révisions. Merci au fondateur et à l’équipe pour toute l’aide apportée

Guillaume
Répondre à  Luc

Je suis d’accord, les cours et le site sont vraiment bien, ils permettent de voir les points essentiels pour ensuite mettre en pratique les enseignements reçus.