En quoi l’arrêt Gardedieu du 8 février 2007 rendu par le conseil d’État est-il un arrêt majeur ?

Arrêt Gardedieu

L’arrêt Gardedieu rendu le 8 février 2007 par le Conseil d’État est un arrêt majeur en ce sens que cette jurisprudence développe un nouveau type de responsabilité vis-à-vis de l’État ; à savoir la responsabilité du fait d’une loi contraire à une norme internationale ou européenne.

Cet arrêt rendu en Assemblée concerne les responsabilités de l’État face à ses engagements internationaux. Le Conseil d’État va, dans l’arrêt Gardedieu, venir créer un nouveau type de responsabilité, en dehors des responsabilités classiques pour faute et sans faute, une responsabilité qui jusqu’alors était très difficile à mettre en œuvre, voire même quasi impossible.

De ce fait, l’État va se voir imposer une obligation au respect de ses engagements internationaux, au risque de voir sa responsabilité engagée et de devoir des dommages et intérêts.

Récemment l’arrêt Gardedieu a servi de base à la décision Société Paris Clichy rendue par le Conseil d’État en Assemblée le 24 décembre 2019 CE, ass., 24 déc. 2019, no 425981, Société Paris Clichy), qui a complété le système indemnitaire instauré par l’arrêt Gardedieu.

Statuant sur la question des lois de validation, l’arrêt Gardedieu confère également une portée nouvelle à l’obligation de respecter le droit de l’Union européenne.

En effet, la responsabilité de l’État a été reconnue « en raison des obligations qui sont les siennes pour assurer le respect des conventions internationales par les autorités publiques ». L’État doit alors, selon cette jurisprudence, réparer « l’ensemble des préjudices qui résultent de l’intervention d’une loi adoptée en méconnaissance des engagements internationaux ».

Analysons cette jurisprudence du Conseil d’État plus précisément dès à présent.

Quels sont les faits de l’arrêt Gardedieu et la procédure

Les faits de l’arrêt Gardedieu sont les suivants : un chirurgien-dentiste, Monsieur Gardedieu, est adhérent à la caisse autonome des chirurgiens-dentistes. Le 27 février 1985, un décret est adopté, celui-ci a pour conséquence de modifier, à la hausse, la cotisation minimale obligatoire de la caisse autonome des chirurgiens-dentistes. Monsieur Gardedieu trouvant cette réforme illégale décide de ne pas s’y soumettre et de continuer à payer sa cotisation au taux antérieur.

Un litige va naître entre la caisse des chirurgiens-dentistes et Monsieur Gardedieu devant le Tribunal des affaires de sécurité sociale de Beauvais sur le paiement des cotisations litigieuses, Monsieur Gardedieu arguant que celles-ci sont selon lui illégales.

Le Tribunal des affaires de la sécurité sociale se voit confronter à une question de droit à laquelle il n’a pas la compétence et par conséquent va surseoir à statuer pour pouvoir poser une question préjudicielle de légalité devant le Conseil d’État.

Le Conseil d’État va donner raison à Monsieur Gardedieu et va juger, le 18 février 1994, le décret illégal. Cependant, une loi rétroactive va valider, le 18 février 1994, les appels et cotisations effectuées en application du décret du 27 février 1985, sauf pour les décisions de justice définitives.

Finalement, Monsieur Depardieu devra s’acquitter des cotisations litigieuses, car le Tribunal des affaires de sécurité sociale a statué après l’entrée en vigueur de la loi, Monsieur Gardedieu se voit donc appliquer les dispositions y résultants.

Après cette vue opposée et de refus, Monsieur Gardedieu va saisir le Premier ministre dans l’objectif de recevoir une indemnisation du préjudice qu’il a subi, ce que le principal intéressé refusera. Il saisit alors le Tribunal administratif de Paris afin d’engager la responsabilité de l’État sur le terrain de la jurisprudence La Fleurette de 1938 qui a dégagé un régime de responsabilité sans faute de l’État.

Le 9 avril 2002, le Tribunal administratif va refuser la demande formée par Monsieur Gardedieu, formant alors un appel de la décision. La Cour d’appel Administrative de Paris va, le 19 janvier 2005, encore une fois, rejeter sa demande. Face à cette décision, monsieur Gardedieu a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État qui se prononcera sur la question par une décision d’Assemblée le 8 février 2007.

Les prétentions des parties et la question de droit de l’arrêt Gardedieu

Le requérant va invoquer devant la CAA (Cour administrative d’appel) de Paris l’incompatibilité de la loi du 25 juillet 1994 avec l’article 6§1 de la CEDH. En effet, selon Monsieur Gardedieu, l’adoption d’une loi rétroactive ayant pour conséquence de valider les décisions objet du procès est contraire au droit de toute personne à un procès équitable. Une telle ingérence serait selon lui possible seulement pour « un motif impérieux d’intérêt général ».

La CAA de Paris va cependant rejeter la demande de Monsieur Gardedieu, car selon elle cette ingérence était justifiée par un « but d’interêt général suffisant ».

La problématique que le Conseil d’État avait à résoudre dans l’arrêt Gardedieu était la suivante : Le requérant est-il fondé à engager la responsabilité de l’État pour le préjudice subi du fait de l’intervention de la loi du 25 juillet 1994 relative à la sécurité sociale.

Cependant, cette question est très générique et la juridiction suprême a en réalité répondu à plusieurs questions plus précises. La validation d’une loi rétroactive validant des décisions litigieuses en cours de procès est-elle ou non contraire à des textes internationaux ?

Pour dire les choses autrement : Le préjudice causé à un particulier par une loi qui est inconventionnelle peut-il donner lieu ou non à l’engagement de la responsabilité de l’État ? Si la réponse à cette question est positive : Est-ce que cela doit intervenir sur le terrain de la responsabilité pour faute ou d’un autre régime de responsabilité ?

*** À lire aussi ici : « Les généralités sur l’application de la loi dans le temps » ! Vous pouvez consulter dans ce cours le mécanisme de contrôle de la nouvelle législation par rapport au droit antérieur ainsi que les conditions indispensables à la rétroactivité de la loi. ***

Quelle est la solution de l’arrêt Gardedieu rendue en date du 8 février 2007 ?

Pour la première fois depuis le début du litige, la réponse est en faveur de Monsieur Gardedieu. En effet, dans l’arrêt Gardedieu le Conseil d’État a annulé l’arrêt de la Cour administrative d’appel ainsi que le jugement du Tribunal administratif et a jugé l’affaire au fond. Selon le Conseil d’État, l’objectif de préserver l’intérêt financier de la caisse de retraite des chirurgiens-dentistes ne caractérise pas ici un motif impérieux d’intérêt général.

Le Conseil d’État considère ainsi que la loi du 25 juillet 1994 est incompatible avec l’article 6§1 de la CEDH de ce fait, il condamne l’État à indemniser Monsieur Gardedieu pour le préjudice qu’il a subi du fait de cette loi.

En prenant cette décision, le Conseil d’État a marché sur les pas de la jurisprudence La Fleurette, fondée sur la rupture d’égalité devant les charges publiques, et crée une nouvelle responsabilité de l’État lorsque celui-ci ne respecte pas les obligations instaurées par le droit international et européen.

La solution est d’autant plus intéressante, car cette responsabilité ne se rattache à aucun fondement juridique antérieur de la responsabilité administrative comme la responsabilité pour faute ou la responsabilité sans faute. Non, ici la cour va instaurer un régime objectif sui generis comparable à certains régimes législatifs de responsabilité.

Quelle est la portée de l’arrêt Gardedieu rendu le 8 février 2007 par le Conseil d’État ?

La portée de l’arrêt Gardedieu est intéressante, car c’est à une question nouvelle que devrait répondre le Conseil d’État. Cette réponse a débouché sur la consécration de la responsabilité de l’État du fait des lois lorsque celui-ci méconnaît ses engagements internationaux.

Le CE est venu ici se conformer aux exigences imposées par la jurisprudence internationale, communautaire et européenne qui impose aux États de réparer le préjudice qu’ils auraient provoqué du fait de la violation de conventions internationales par une norme nationale, et notamment une loi.

C’est une rupture par rapport à ce qui faisait auparavant puisque jusqu’à cet arrêt car le CE excluait la responsabilité de l’État en se fondant sur la théorie des actes de gouvernement.

Rappelons que les actes de gouvernement sont des actes considérés comme politiques en raison des matières dans lesquelles ils sont accomplis. La particularité de ces actes est qu’ils sont insusceptibles de recours que ce soit devant le Tribunal administratif ou judiciaire.

À côté de la responsabilité sans faute du fait des lois fondées sur la rupture de l’égalité devant les charges publiques issues de la jurisprudence La Fleurette, le Conseil d’État consacre la responsabilité de l’État du fait des lois méconnaissant ses engagements internationaux, avec la condition que celle-ci soit subordonnée à l’existence d’un préjudice ainsi qu’à un lien de causalité direct entre ce préjudice et la méconnaissance de l’engagement.

Cela peut nous rappeler l’engagement classique de la responsabilité administrative qui nécessite la réunion de 3 éléments : une faute, un préjudice et un lien de causalité reliant les deux.

Cette décision a fait couler beaucoup d’encres, notamment aux vues des divergences d’interprétation concernant le fondement de cette responsabilité du fait des lois.

Comme dit plus haut, cette responsabilité rappelle l’engagement classique de la responsabilité et là était tout l’enjeu des diverses interprétations. Fallait-il rattacher cette nouvelle responsabilité à l’engagement classique de la responsabilité administrative ou fallait-il la séparer du régime classique ?

Note de cours : Pour en savoir plus sur la responsabilité administrative, consultez notre fiche de cours et commentaire d’arrêt sur l’arrêt Blanco du 8 Février 1873. Cliquez sur le lien bleu pour accéder à la page.

Dans son premier considérant le Conseil d’État va tout d’abord rappeler les conditions d’engagement de la responsabilité sans faute du fait des lois issues de la jurisprudence La Fleurette qui offre une réparation à une victime d’un dommage causé par une loi et pour cela, trois éléments sont nécessaires :

    • La loi ne doit pas avoir exclu toute indemnisation
    • Le préjudice grave et spécial
    • Le préjudice ne doit pas être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés.

Mais, malgré la citation de la jurisprudence La fleurette, le Conseil d’État ne va finalement pas se baser sur celle-ci pour fonder sa décision, mais tenait à la rappeler.

L’arrêt Gardedieu, consacre-t-il alors une responsabilité pour faute du législateur ?

Une partie de la doctrine était pour dont René Chapus, pour qui cela était la conséquence classique du contrôle de conventionnalité de la loi : « apprécier une loi comme n’étant pas compatible avec une norme qui lui est supérieure, c’est en faire ressortir l’irrégularité […] c’est reconnaître que le législateur a commis une faute… ».

Cependant, on ne pouvait pas envisager une telle responsabilité puisque dans son arrêt Gardedieu, le Conseil d’État ne prononce aucune fois le mot « faute ». Par ailleurs le juge administratif peut effectuer un contrôle de conventionnalité des lois et écarter celle-ci, sans pour autant effectuer un jugement de valeur sur ladite loi. Il utilise juste la compétence que lui offre l’article 55 de la Constitution.

Autre argument en défaveur, le Conseil n’a estimé en aucun moment que l’incompatibilité de la loi avec l’article 6§1 de la CEDH, présenté, en appel était une demande nouvelle ce qui aurait été le cas si on considère ce moyen comme relevant de la responsabilité pour faute.

Finalement, le CE (Conseil d’État) ne se fonde pas sur la jurisprudence la Fleurette, mais la rappelle tout de même pour nous montrer que deux types de responsabilités coexistent, celle de la jurisprudence La fleurette et celle de l’arrêt Gardedieu.

La question finale est de savoir sur quelle responsabilité l’arrêt Gardedieu se repose-t-il puisqu’il ne repose ni sur une responsabilité pour faute ni pour une responsabilité sans faute.

Le Conseil d’État adopte finalement une responsabilité objective, proche de la responsabilité pour faute, mais différente. Ce régime est différent de ceux de la responsabilité pour faute et sans faute. En effet, il est basé sur une cause juridique distincte.

Le motif de principe de cette décision laisse à penser que le Conseil d’État a souhaité ajouter une deuxième branche au régime de la responsabilité du fait des lois qui constituent ainsi une cause juridique à lui seul.

Nous sommes finalement face à un nouveau régime de responsabilité qui emprunte les règles universelles de réparation d’un préjudice et le caractère objectif de la responsabilité sans faute.

Considérer que la responsabilité du fait des lois constitue une seule cause composée de 2 branches permet de supprimer les obstacles auxquels étaient confrontés les juges du fond.

Au final, en instaurant cette responsabilité objective, le CE arrive à son résultat souhaité sans dénoncer une faute du législateur ce qui permet une unicité de la responsabilité du fait des lois.

L’utilisation de cette jurisprudence sur le long terme, sera, a priori plutôt rare puisqu’elle nécessitera des conditions bien spécifiques pour être invoquée : aucun acte administratif ne sera à l’origine du préjudice subi ; il existera un lien direct de causalité entre la loi et ce préjudice ; les victimes n’auront pas eu la possibilité d’obtenir réparation sur le terrain de l’enrichissement sans cause devant le juge judiciaire.

Dans un second temps, cette jurisprudence permet de respecter les exigences posées par le CEDH à savoir la réparation intégrale du préjudice du fait de la méconnaissance par la loi d’une norme internationale, ce qui, dans une lecture stricte de la jurisprudence de la CJUE (anciennement CJCE), va plus loin que les principes posés dans l’arrêt Brasserie du Pêcheur.

En passant, vous pouvez aussi trouver sur notre site novataux.com, d’autres arrêts de principe en France délivré par le Conseil d’État, à savoir :

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