Pourquoi l’arrêt Jamart rendu par le Conseil d’État le 7 février 1936 est-il important en droit administratif ?

Arrêt Jamart 7 février 1936

L’arrêt Jamart du Conseil d’État rendu le 7 février 1936 est un arrêt essentiel, car il opère une véritable révolution dans le droit positif français. En effet, avec l’arrêt Jamart, il est désormais permis à tous les chefs de service de prendre toutes les mesures nécessaires au bon fonctionnement de l’administration dès lors qu’elle est placée sous son autorité et ce ; même dans la situation où les ministres ne tiennent d’aucune disposition législative leur pouvoir réglementaire.

La faculté créatrice laissée aux chefs de service et, en l’espèce des ministres, ne s’est toutefois pas concrétisée à sa juste mesure. Ainsi, près de soixante-dix ans après son édiction, les règles régissant le pouvoir d’organisation du chef de service issu de la jurisprudence Jamart ne sont pas figées. La Constitution de 1958, comme celles qui l’ont précédée, n’a pas conféré aux ministres un pouvoir réglementaire qui leur est propre.

En conséquence, et comme tout chef de service, ils ne peuvent habituellement exercer un tel pouvoir que sur habilitation textuelle. La possibilité introduite par l’arrêt Jamart de prévoir l’existence d’un pouvoir réglementaire en dehors de ces habilitations a donc gardé toute sa pertinence : les chefs de service, au nombre desquels figurent les ministres, disposent du pouvoir de prendre les mesures nécessaires au bon fonctionnement de l’administration placée sous leur autorité.

Les faits de l’arrêt Jamart du 7 février 1936

Le ministre des pensions et M. Jamart échangent de manière « regrettable ». Le ministre prend alors une mesure lui interdisant l’accès aux centres de réforme où il assistera les anciens militaires. Le Conseil d’État est saisi d’un recours pour excès de pouvoir contre cette interdiction.

Le recours pour excès de pouvoir s’entend de l’action par laquelle le juge est saisi d’une demande d’annulation d’une décision administrative illégale. Il s’inscrit dans le cadre du contentieux de l’annulation, distinct du contentieux de pleine juridiction, ce dernier ayant pour objet de soumettre au juge administratif la solution d’un litige dans toutes ses conséquences.

Il s’agit d’un contrôle de légalité exercé par le juge de l’excès de pouvoir sur demande du requérant qui tend à s’assurer du respect par l’Administration des règles de droit applicables aux décisions contestées.

Le Docteur Jamart introduit sa requête pour excès de pouvoir compte tenu du contexte juridique. En effet, les lois constitutionnelles de la IIIe Republique n’accordent pas aux ministres un pouvoir réglementaire (Voir : Cours complet droit constitutionnel). C’est un domaine réservé uniquement au chef de l’État dans ladite république.

Le domaine est ensuite étendu au chef du gouvernement sous la IVe République et enfin au chef du gouvernement sous réserve des prérogatives reconnues au chef de l’État sous la Vème République.

Les prétentions des parties et la question de droit de l’arrêt Jamart

En l’espèce, Monsieur Jamart conteste la capacité du Ministre des pensions d’émettre un acte administratif nominatif. Il cherche, ainsi, à faire annuler la décision du ministre qui avait pour objectif de lui interdire l’accès aux locaux du centre des réformes de Paris.

Dans l’arrêt Jamart, il est soumis à la juridiction administrative le problème de droit suivant : savoir s’il est possible de reconnaître ou non, l’existence d’un pouvoir réglementaire aux ministres. Si la réponse à cette question est positive, quelles seraient les limites de ce pouvoir réglementaire ?

Quelle est la solution de l’arrêt Jamart ?

Par une décision rendue le 7 février 1936 avec l’arrêt Jamart, le Conseil d’État annule l’arrêté du Ministre des pensions en date du 7 septembre 1934. Il décide cependant que « même dans le cas où les ministres ne tiennent d’aucune disposition législative un pouvoir réglementaire », il leur appartient néanmoins de prendre les mesures nécessaires au bon fonctionnement de l’administration placée sous leur autorité, comme pour tous les chefs de service au demeurant.

Par ailleurs, s’ils peuvent interdire l’accès des locaux aux personnes dont la présence n’est pas susceptible de troubler le bon fonctionnement du service en question dans la mesure où l’intérêt du service l’exige, ils ne peuvent pas prononcer, sauf dans des conditions exceptionnelles, « une interdiction de cette nature contre les personnes qui sont appelées à pénétrer dans les locaux affectés au service pour l’exercice de leur profession » et par une décision nominative.

La solution de l’arrêt Jamart est aussi révolutionnaire que pédagogique. En effet, elle énonce un principe nouveau grevé de son exception. Le paradoxe est entier. En effet, bien que la décision soit négative et aboutisse à l’annulation de l’arrêté du ministre des pensions, le juge reconnaît un pouvoir réglementaire aux chefs de service.

Classiquement, le chef de service est entendu comme un ministre ou toute autre autorité à la tête d’une administration. Cela permet d’englober aussi bien les directeurs d’administration centrale que les dirigeants d’établissements publics.

Le principe dégagé par l’arrêt Jamart permet au ministre (en sa qualité de chef de service) d’encadrer la situation du service, dès lors que ces mesures concernent leur organisation interne. Cette position se fonde sur l’idée selon laquelle tout chef de service et toute autorité doit naturellement avoir les moyens nécessaires à l’accomplissement de sa mission.

Cet arrêt est à rapprocher avec l’arrêt Dehaene rendu par le Conseil d’État en date du 07/07/1950 et l’arrêt Heyries rendu par le Conseil d’État en 1918.

  • Dans le premier arrêt, l’arrêt Dehaene rendu par le Conseil d’État en date du 07/07/1950, il en résulte la position du juge administratif sur le droit de grève et la continuité du service public.
  • Dans le second arrêt, l’arrêt Heyries, il était admis qu’en période de crise, voire de guerre, la puissance publique dispose de pouvoirs exceptionnellement étendus afin d’assurer la continuité des services publics.

Les circonstances exceptionnelles autorisaient l’autorité administrative à se défaire des règles de compétence et de forme habituelles comme des règles du fond.

Il appartiendra au juge administratif de contrôler les mesures prises dans le cadre de ces circonstances exceptionnelles. Son office lui enjoint d’apprécier l’existence même des circonstances exceptionnelles et de s’assurer que l’administration était effectivement dans l’impossibilité de prendre la mesure en cause de manière régulière.

Également, il vérifie que les actes ont été pris dans un but d’intérêt général, notamment pour assurer la continuité de l’État, et ont été rendus nécessaires par les circonstances particulières du moment. C’est de cette théorie des circonstances exceptionnelles que sera fondé l’article 16 de la Constitution de 1958.

Il est à noter, toutefois, que dans l’arrêt Jamart, le juge ne reconnaît pas aux ministres les prérogatives d’un pouvoir réglementaire général que les textes ne leur confèrent pas.

Le pouvoir réglementaire facultatif et résiduel, est exercé sous le contrôle du juge et dans le respect de la hiérarchie des normes juridiques, cette compétence ne peut légalement intervenir que lorsqu’un vide juridique empêche le bon fonctionnement du service, et à condition que la compétence n’ait pas par ailleurs été réservée à une autre autorité.

À cet effet, ce pouvoir réglementaire est enfermé dans des limites strictes. Il ne peut s’exercer « que dans la mesure où les nécessités du service l’exigent et envers les seules personnes qui se trouvent en relation avec le service, soit qu’elles y collaborent, soit qu’elles l’utilisent » (Arrêt UNAPEL, Conseil d’État, 6 octobre 1961).

Il est à relever que le pouvoir réglementaire des ministres est limité par la nécessité, sans quoi le ministre ne peut pas exercer son pouvoir. Cette limite est très clairement exprimée dans l’arrêt lui-même : « Dans la mesure où l’exige l’intérêt du service ». Il y a donc une limite de circonstance.

Ce pouvoir réglementaire est grevé d’une limite de forme posée dans l’arrêt : « ils [les ministres] ne sauraient cependant […], prononcer, par une décision nominative, une interdiction ». Il est à comprendre que le Conseil d’État a voulu soumettre le pouvoir des ministres au respect des actes administratifs impersonnels et à portée générale.

Quelle est la portée de l’arrêt Jamart ?

Une question de droit sur le commentaire de cet arrêt se pose à présent : savoir les implications de l’arrêt Jamart dans le droit positif. Un arrêt d’assemblée du Conseil d’État du 3 mars 2004 pose en effet la question de la portée spécifique du pouvoir réglementaire d’organisation du service du ministre de la Défense.

Par une instruction du 2 septembre 1992, le ministre de la Défense rendait obligatoire un certain nombre de vaccinations pour tout ou partie des personnels placés sous son autorité.

Quelques années plus tard, saisi d’une demande d’abrogation, le ministre de la Défense refuse de revenir sur le contenu de l’instruction. Ce refus est alors déféré au juge administratif, lequel doit se prononcer sur la compétence du ministre de la Défense pour imposer des vaccinations.

Le Conseil d’État estime les dispositions réglementaires partiellement illégales, le ministre de la Défense étant logiquement déclaré incompétent pour imposer la vaccination contre l’hépatite B aux personnels, élèves et étudiants exposés à un risque de contamination dans les établissements de prévention ou de soin relevant de son administration.

Toutefois, le Conseil d’État valide, contre toute attente l’obligation, pour l’ensemble des militaires, de la vaccination contre la méningite et, pour les militaires appelés à servir outre-mer ou en opérations extérieures, de la vaccination contre l’hépatite A, l’hépatite B et la typhoïde.

Pour le Conseil d’État, « le ministre de la Défense, responsable de l’emploi des militaires placés sous son autorité et du maintien de l’aptitude de ces derniers aux missions qui peuvent à tout moment leur être confiées, a édicté des dispositions qui sont directement liées aux risques et exigences spécifiques à l’exercice de la fonction militaire ».

Une question se pose alors : Est-il possible de considérer ce pouvoir réglementaire validé par le Conseil d’État comme entrant dans le cadre de la jurisprudence Jamart ou constitue-t-il un pouvoir réglementaire marginal, réservé au ministre de la Défense ?

La doctrine semble divisée sur la question puisque certains auteurs décrivent simplement cette décision comme une illustration de l’arrêt Jamart, alors que d’autres en déduisent « un horizon pour le pouvoir réglementaire au-delà de la jurisprudence Jamart » ou voient là « un pouvoir réglementaire particulier » qui tiendrait compte du caractère extraordinaire de la fonction militaire.

Une telle hésitation reflète l’ambivalence des termes utilisés par le Conseil d’État. Sans mentionner expressément le chef de service, il utilise la notion de « responsable de l’emploi des militaires placés sous son autorité ».

Cette proximité dans la motivation utilisée par le Conseil d’État va donc dans le sens d’une extension de la jurisprudence Jamart. En effet, la possibilité de rendre obligatoire une vaccination n’avait pas été instituée par le législateur au profit du ministre de la Défense, au contraire d’autres ministres. Dès lors, il y a lieu de considérer que, s’agissant des obligations validées par le Conseil d’État, la compétence n’avait pas été attribuée à une autre autorité exécutive.

Dans le même temps, il ne fait aucun doute qu’une mesure tendant à imposer une vaccination porte atteinte à la liberté individuelle, en ce qu’elle est attentatoire à l’intégrité du corps humain.

On se retrouve alors ni plus ni moins dans une configuration proche de celle qui a permis au Conseil d’État d’édicter la controversée jurisprudence Dehaene (CE 7 juillet 1950) permettant aux chefs de service de fixer, en l’absence de législation en la matière, des limitations à l’exercice du droit de grève des agents publics, qui constitue pourtant un droit constitutionnellement garanti.

Il n’y a donc pas lieu de s’émouvoir outre mesure de ce jugement rendu par le Conseil d’État le 3 mars 2004 et il n’en reste pas moins que si la formulation laisse penser que la solution est circonscrite au ministre de la Défense, cette jurisprudence pourrait ouvrir la porte à une évolution du pouvoir réglementaire des ministres.

L’arrêt Jamart s’applique-t-il aux décisions des responsables d’organes privés chargés d’une mission de service de droit public ? Cette question est d’importance puisqu’elle concerne les règles d’organisation et de fonctionnement pouvant par exemple être prises par une entité concessionnaire d’un service public ou encore par un ordre professionnel. Il apparaît que le Conseil d’État n’a pas encore clairement répondu à cette question.

On le sait, les décisions réglementaires ou individuelles prises par les organes de droit privé pour l’exécution du service public sont considérées comme des actes administratifs dont le contentieux relève de la juridiction administrative. Par contre, les règlements établis par les mêmes organismes pour déterminer des modalités autres que l’organisation du service public ne sont pas des actes administratifs.

Dès lors, les autorités dirigeantes ou administratives de tels organes de droit privé sont détentrices d’un pouvoir réglementaire pour fixer les règles d’organisation et de fonctionnement du service public dont elles ont la charge, ce qui correspond au cadre de la jurisprudence Jamart. Néanmoins, une source textuelle est en principe nécessaire pour une telle intervention, alors que l’intérêt de l’arrêt Jamart réside justement dans l’absence de cette exigence.

On voit ici tout l’intérêt de l’extension de cette jurisprudence aux organes de droit privé, qui pourraient ainsi réglementer l’organisation et le fonctionnement du service public dont ils ont la charge, sans habilitation expresse.

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