En quoi l’arrêt Bordas du 12 mars 1985 est-il un arrêt majeur ?

Arrêt Bordas 12 mars 1985

L’arrêt Bordas rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 12 mars 1985 (Cass. Com.,12 mars 1985, 84-17.163) marque un tournant en droit commercial, plus particulièrement dans les principes qui régissent l’utilisation du nom patronymique d’une personne physique par une société, à des fins commerciales. Le fait d’utiliser son nom en affaires est une pratique courante, qui se retrouve au cœur de l’arrêt Bordas.

S’il impacte les règles qui s’appliquent à des associés au moment de conclure des contrats déterminants pour la vie de la société, l’arrêt Bordas traite également des droits de la personne dont jouissent les associés d’une société, comme toute personne physique dès sa naissance, et ce, jusqu’à sa mort. Ces droits de la personnalité sont dits extrapatrimoniaux, c’est-à-dire qu’ils sont hors du patrimoine, qui est par définition en constante fluctuation.

Dans le litige opposant Pierre Bordas et la société Éditions Bordas, l’arrêt Bordas met en exergue les exigences du droit commercial coexistant avec un droit fondamental de la personne : Le nom patronymique, ou encore le nom de famille.

Il est marqué par le principe d’imprescriptibilité et d’inaliénabilité. À travers l’arrêt Bordas, la Cour de cassation établit un mécanisme juridique qui permet, sans violer ce droit, d’utiliser le nom d’autrui dans le commerce, notamment dans le cas où une personne qui a donné son nom à une société décide par la suite de s’en retirer.

Les faits de l’arrêt Bordas

En 1946 est créée la société à responsabilité limitée Éditions Bordas par les frères Pierre et Henri Bordas. Les Éditions Bordas est une maison d’édition d’œuvres littéraires, artistiques, mais aussi et surtout de manuels scolaires et dictionnaires.

Dans une convention (acte sous seing privé) conclue le 23 janvier 1946, les associés décident de faire porter à la société le nom « Bordas » avec la dénomination sociale complète « Éditions Bordas ». Cette convention est licite et signée par les co-fondateurs, notamment Pierre Bordas.

Des changements surviennent dans la société, notamment sa forme sociale (elle devient une société anonyme) et des différends émergents entre Pierre Bordas, devenu associé minoritaire et d’autres actionnaires devenus, eux, majoritaires. Pierre Bordas quitte ses fonctions de président-directeur général de la société Éditions Bordas.

Il saisit la justice aux fins de faire interdire à la société Éditions Bordas dont il est l’un des fondateurs et à la Société Générale de Diffusion l’usage de son patronyme. La société anonyme est assignée devant un tribunal d’instance en qualité de défendeur.

La procédure de l’arrêt Bordas

Pierre Bordas (demandeur) est débouté de ses prétentions en première instance : Les juges du fond considèrent la demande infondée dans son ensemble. Mr. Bordas interjette appel. La requête de Pierre Bordas vise toujours à faire cesser l’utilisation de son nom comme dénomination sociale d’Éditions Bordas, société dont il n’a plus le contrôle.

Dans un arrêt rendu le 8 novembre 1984, la Cour d’appel de Paris fait droit à la demande de Pierre Bordas et donne injonction à Éditions Bordas de supprimer toute mention du nom Bordas, dans sa dénomination sociale et dans ses dénominations commerciales. Cela concerne, à titre d’exemple, les ouvrages publiés par la maison d’édition sur lesquels figure le patronyme.

Cette décision en appel repose sur les principes d’imprescriptibilité et d’inaliénabilité du nom. Le premier principe veut qu’on ne puisse pas être dépossédé de son nom par l’écoulement du temps. Le second empêche que le nom d’une personne physique puisse être enlevé, cédé, vendu.

En effet, les juges de la Cour d’appel considèrent l’accord conclu entre les frères Bordas visant à utiliser le nom patronymique « Bordas » comme une simple tolérance en faveur et au bénéfice de la société naissante. Cette tolérance ne fait pas échec aux principes d’imprescriptibilité et d’inaliénabilité du nom. Ils demeurent et permettent selon la Cour d’appel que l’autorisation prenne fin du simple fait de Pierre Bordas, à tout moment, dans la mesure où le retrait de l’autorisation est fondé sur de justes motifs, et n’est donc pas abusif.

La société Éditions Bordas forme un pourvoi en cassation. Elle entend pouvoir continuer à utiliser le nom litigieux dans la poursuite de ses activités. La demande de la société s’appuie sur plusieurs moyens, dont certains sont reproduits dans la décision de la Cour de cassation avec l’arrêt Bordas.

La question de droit de l’arrêt Bordas

Dans l’arrêt Bordas, il s’agissait pour la Cour de cassation de répondre à la question suivante : « L’utilisation du nom patronymique comme dénomination sociale et commerciale contrevient-elle au principe d’imprescriptibilité et d’inaliénabilité ? »

La solution de l’arrêt Bordas

Dans un arrêt rendu le 12 mars 1985 (arrêt Bordas), la chambre commerciale de la Cour de cassation répond par la négative. Elle casse et annule la décision de la Cour d’appel de Paris. La décision est rendue au visa de l’ancien article 1134 du Code civil (qui disposait que « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise ») et de l’article premier de la loi du 28 juillet 1824.

Selon la Cour de cassation, le principe de l’imprescriptibilité et de l’inaliénabilité du nom patronymique « ne s’oppose pas à la conclusion d’un accord portant sur l’utilisation de ce nom comme dénomination sociale ou nom commercial » (attendu de principe).

Par conséquent, l’acte sous seing privé signé en 1946 par Pierre Bordas permettant notamment l’insertion du nom patronymique « Bordas » dans les statuts de la société comme dénomination sociale a engendré une séparation entre le patronyme « Bordas » attaché à la personne physique de Pierre Bordas et « Bordas » comme dénomination sociale de la personne morale « Éditions Bordas ». Le nom « Bordas » est ainsi devenu « objet de propriété incorporelle », susceptible d’appropriation.

La société pouvait donc valablement continuer à faire usage de ce nom dans le cadre de ses activités, en dépit de l’absence de Pierre Bordas dans la société.

La portée de l’arrêt Bordas

L’arrêt Bordas est une jurisprudence notoire dans le champ du droit des personnes et du droit commercial. En 1985, il est novateur, en ce qu’il permet que le nom de famille d’une personne soit utilisé à des fins commerciales et se détache de la personne même à qui il appartient, sans que cette dernière ne puisse s’y opposer dans la mesure où elle y a valablement consenti.

Cette décision de la Cour de cassation limite le pouvoir d’une personne physique d’interdire à un tiers l’utilisation de son nom une fois qu’elle a donné son accord pour un tel usage. Elle ne peut unilatéralement décider de retirer son nom, même en arguant de justes motifs.

L’arrêt Bordas éclaire également sur le fait que l’existence d’une société engendre une claire distinction entre la personne physique et la personne morale qui porte son nom. Le nom patronymique en question devient objet de propriété intellectuelle, c’est un bien incorporel. Le nom commercial désigne et représente la société auprès du public. C’est un « signe distinctif ».

Le nom d’une personne physique, qui est un droit extrapatrimonial, peut ainsi intégrer le patrimoine d’une personne morale, en l’espèce une société à responsabilité limitée puis une société anonyme. Le nom devient un droit patrimonial dans ces circonstances. En l’espèce, il devient même un élément du fonds de commerce de la société, selon les règles fondamentales du droit commercial français.

À travers l’arrêt Bordas, la Cour de cassation se place du côté de la protection des intérêts commerciaux de la société plutôt que des intérêts personnels de la personne physique qu’est Pierre Bordas. Elle adopte une solution pragmatique, qui apparait nécessaire pour préserver les enjeux de sécurité juridique.

En effet, la société qui utilise un nom comme dénomination sociale et commerciale le fait entrer dans son fonds de commerce, et établit également sa clientèle à partir de ces éléments. Contraindre une entreprise à changer de nom dans ces circonstances peut compromettre sa prospérité économique.

La jurisprudence de l’arrêt Bordas a reçu de nouvelles précisions dans l’arrêt Ducasse, près de vingt ans après. La chambre commerciale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 6 mai 2003 (Cass. Com., 6 mai 2003, 00-18.192), a apporté des limites à la solution de mise dans l’arrêt Bordas.

En l’espèce, Alain Ducasse, chef cuisinier d’un restaurant étoilé, fonde avec deux autres personnes la société à responsabilité limitée (SARL) Alain Ducasse Diffusion en 1991 en vue de commercialiser des produits de la « ligne Alain Ducasse ».

En 1992 et 1993, Ducasse dépose la marque Alain Ducasse au titre de marque internationale et rachète la marque française du même nom. La société Alain Ducasse Diffusion, elle, dépose deux marques utilisant le patronyme Alain Ducasse. Il l’assigne en nullité desdits dépôts devant un tribunal d’instance.

L’affaire se poursuit en appel. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence reproduit la solution de l’arrêt Bordas pour justifier le rejet de la demande d’Alain Ducasse. Elle considère que Ducasse, associé fondateur de la société Alain Ducasse Diffusion, a autorisé cette dernière à utiliser le patronyme « Alain Ducasse » à des fins commerciales.

Alain Ducasse en tant que personne physique a ainsi, selon la Cour d’appel, « perdu l’usage de celui-ci qui est devenu par l’insertion dans les statuts de la société un signe distinctif qui s’est détaché de la personne physique qui le porte pour s’appliquer à la personne morale qu’il distingue et devenir un objet de propriété incorporelle, et que c’est dans le libre exercice de son droit de propriété sur le signe litigieux que la société ADD a déposé les marques ».

Le raisonnement est le même que celui de l’arrêt Bordas : L’associé a permis l’utilisation de son nom comme nom commercial en créant la société, ce qui a opéré une distinction entre son nom de personne physique et le nom qu’il a donné à une personne morale.

Dans le même langage que l’arrêt Bordas, le nom est un « signe distinctif » de la société, une bannière à l’attention du public notamment. C’est aussi, de la même manière, un objet de propriété incorporelle, un droit patrimonial qu’exerce désormais la société sur ce nom.

Un pourvoi en cassation est formé contre cette décision. L’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation le 6 mai 2003 est aussi rendu au visa de l’ancien article 1134 du Code civil, et de l’article L.711-4 du Code de propriété intellectuelle. La Cour de cassation censure la décision de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence. Ce faisant, elle délimite le champ d’application de la jurisprudence de l’arrêt Bordas.

En effet, elle considère que lorsque le nom de l’associé fondateur qui consent à son utilisation est « notoirement connu » (s’entend d’une renommée internationale et non simplement régionale par exemple), l’autorisation qu’il donne à la société d’exercer son activité sous ce nom n’emporte pas pour autant une renonciation implicite à ses droits patrimoniaux.

Par conséquent, en l’absence d’un accord, d’une renonciation expresse ou tacite de la part d’Alain Ducasse, la société Alain Ducasse Diffusion ne pouvait pas utiliser le patronyme comme marque pour désigner les mêmes produits ou services. Le dépôt de la marque a été annulé.

Si l’arrêt Bordas a eu une portée significative, l’arrêt Ducasse en montre les limites deux décennies plus tard en établissant le principe selon lequel la personne physique qui a donné son accord pour qu’une personne morale utilise son nom (notoirement connu) à but commercial n’est pas réputée avoir renoncé implicitement à elle-même utiliser son nom comme marque dans le même secteur d’activité.

La solution de la cour dans ces deux arrêts de principe en droit français invite à souligner l’importance de la dénomination sociale et commerciale dans les statuts lors de la création de la société, afin de prévenir les éventuels changements au cours de la vie de la société, et ne pas faire échec, le cas échéant, à l’utilisation d’un nom ou au dépôt d’une marque comprenant le nom.

Dans l’arrêt Petrossian, en 1993, la Cour d’appel de Paris précisait que pour l’accord de la personne physique titulaire du nom, soit valable, l’utilisation seule du nom comme dénomination sociale dans les statuts suffisait, sans qu’il soit nécessaire d’y insérer une disposition spéciale en ce sens.

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