En quoi la solution de l’arrêt Perreux du 30 octobre 2009 est-elle remarquable ?

Arrêt Perreux du 30 octobre 2009

L’arrêt Perreux rendu par le Conseil d’État le 30 octobre 2009 (Conseil d’État, assemblé, 30/10/2009, 298348) a créé une jurisprudence inédite quant à l’application des directives de l’Union européenne par les États membres dans leur droit interne, plus particulièrement en droit administratif français. L’arrêt Perreux a ainsi établi la possibilité pour un justiciable d’invoquer une directive dont les dispositions sont précises et inconditionnelles dans un recours contre un acte administratif individuel, lorsque l’État n’a pas pris les mesures de transposition nécessaires dans les délais impartis.

En effet, dans cet arrêt, Madame Perreux a invoqué une directive relative à la lutte contre les discriminations à l’encontre de la décision du ministre de la Justice de ne pas la nommer à un poste de chargée de formation à l’École de la magistrature. Le délai de transposition de cette directe était expiré au moment où Madame Perreux exerce un recours pour excès de pouvoir.

Ainsi, l’arrêt Perreux prend le contrepied d’une jurisprudence établie depuis plusieurs années, notamment depuis l’arrêt ministère de l’Intérieur contre Cohn-Bendit, rendu par le Conseil d’État le 22 décembre 1978. La solution relative à l’arrêt Perreux est remarquable en ce qu’elle constitue un véritable revirement de jurisprudence par rapport aux décisions rendues antérieurement.

Les faits et la procédure de l’arrêt Perreux

En 2006, Madame Perreux, magistrat judiciaire, est nommée par le garde des Sceaux au poste de vice-présidente chargée de l’application des peines au tribunal de grande instance de Périgueux.

Ultérieurement, ayant candidaté au poste de chargée de formation à l’École nationale de la magistrature, Madame Perreux s’en voit refuser l’attribution au profit d’une consœur, Madame Dunand, juge de l’application des peines au tribunal de grande instance de Périgueux. Estimant avoir été victime de discrimination fondée sur ses activités syndicales, elle exerce un recours pour excès de pouvoir auprès du secrétariat du contentieux du Conseil d’État.

Au cours de la procédure, par un mémoire enregistré le 17 janvier 2007, la requérante se désiste des conclusions de la requête dirigée contre le décret du 24 août 2006 (qui la nomme au poste de vice-présidente chargée de l’application des peines). Les conclusions contre l’arrêté du 29 août 2006 demeurent. Elles sont recevables par le Conseil d’État aux fins d’annulation.

Arrêt Perreux : Les prétentions des parties et la question de droit

La requête de Madame Perreux est dirigée contre deux actes administratifs. L’un, un décret en date du 24 août 2006, porte la nomination de Perreux au poste de vice-présidente de l’application des peines et de Dunand à l’administration centrale.

L’autre, un arrêté du 29 août 2006, porte nomination de Mme Dunand en qualité de chargée de formation à l’École nationale de la magistrature. Il s’agit d’acte administratif unilatéral non réglementaires (acte individuel), c’est-à-dire qu’ils concernent un ou plusieurs individus nommément désignés par l’acte.

Un acte individuel (ou acte non réglementaire) a un impact direct important.

Madame Perreux entend par sa requête au Conseil d’État obtenir l’annulation de ces deux actes individuels, pris selon elle en considération d’éléments discriminatoires, pour excès de pouvoir.

Selon Madame Perreux, le ministre de la Justice a commis une erreur de droit dans la procédure de nomination pour laquelle elle s’était portée candidate. En se fondant sur l’engagement syndical de la requérante, le ministre de la Justice aurait entaché sa décision d’une erreur manifeste d’appréciation.

Au soutien de ses allégations, Madame Perreux invoque les dispositions de l’article 10 de la directive n°2000/78/CE du Conseil de l’Union européenne portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, publiée le 27 novembre 2000 et entrée en vigueur le 2 décembre 2000.

Pour rappel, aux termes de l’article 288 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la directive lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre en laissant aux instances nationales la compétence se rapportant à la forme et aux moyens. Elle n’est pas d’effet direct et suppose une transposition en droit interne, notamment par des lois, règlements ou décrets. La transposition d’une directive est assortie d’un délai.

En l’espèce, le délai de transposition de la directive en droit interne était arrivé à expiration depuis le 2 décembre 2003. Au moment du litige, en 2006, elle n’avait pas été transposée (la directive n°2000/78/CE n’a été transposée qu’en 2008 par une loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations).

Dans l’arrêt Perreux, le Conseil d’État a été invité à se prononcer sur la question suivante : Un justiciable peut-il se prévaloir d’une directive non transposée en droit interne à l’appui d’un recours contre un acte administratif non réglementaire ?

La solution de l’arrêt Perreux

L’arrêt Perreux est l’occasion pour le Conseil d’État, réuni en assemblée du contentieux, de rappeler l’obligation pour les pays de l’Union européenne de transposer les directives dans leur droit interne. Cette obligation est à la fois communautaire, en ce qu’elle résulte du traité instituant la Communauté européenne (aujourd’hui appelé le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) et constitutionnelle, en vertu de l’article 88-1 de la Constitution du 4 octobre 1958.

L’arrêt Perreux souligne également le devoir du juge national, « juge du droit commun de l’application du droit communautaire, de garantir l’effectivité des droits que toute personne tient de cette obligation à l’égard des autorités publiques ».

Le Conseil d’État affirme que tout justiciable qui exerce un recours contre un acte administratif non réglementaire peut se prévaloir des dispositions d’une directive cumulativement lorsque celles-ci sont précises et inconditionnelles, et lorsque l’État ne les a pas transposées dans le délai imparti.

La directive du Conseil de l’Union européenne du 27 novembre 2000 a pour objet la prohibition de toute discrimination fondée sur la religion ou les convictions, l’âge ou l’orientation sexuelle dans le cadre de l’emploi, ou encore un handicap, que l’atteinte soit directe ou indirecte.

Il résulte de l’article 10 invoqué dans l’arrêt Perreux que les États membres doivent prendre les mesures nécessaires, lorsqu’une personne s’estime lésée par le non-respect à son égard du principe de l’égalité de traitement et rapporte des faits qui permettent de présumer l’existence de discrimination.

Dès lors, il incombe au défendeur de prouver qu’il n’y a pas eu violation du principe de l’égalité de traitement et que la décision attaquée repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination. Le juge administratif doit apprécier les preuves établies par les deux parties et établir sa conviction, selon la procédure inquisitoire.

Dans l’arrêt Perreux, la requérante s’est appuyée notamment sur une délibération en date du 15 septembre 2008 de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE).

Le défendeur, pour prouver que sa décision n’est pas discriminatoire, a affirmé que la candidature de la requérante n’a été écartée qu’en considération, de la comparaison des évaluations professionnelles respectives des deux candidates et des critères contenus dans le descriptif du poste à l’École nationale de la magistrature.

Le Conseil d’État tranche en considérant à l’analyse du dossier que la décision du garde des Sceaux portant nomination de la candidate Dunand et écartant la candidate Perreux n’est pas entachée d’erreur manifeste d’appréciation. La haute juridiction rejette la requête de Madame Perreux.

En parlant d’arrêt de principe en droit administratif français, lisez aussi :

La portée de l’arrêt Perreux rendu par le Conseil d’État le 30/10/2009

L’arrêt Perreux figure parmi les arrêts de principes les plus éminents en droit administratif français. La solution dégagée par le Conseil d’État y est inédite, en ce que la haute juridiction permet, s’agissant des actes administratifs non réglementaires, de se prévaloir d’une directive non transposée contre un acte individuel.

L’arrêt Perreux reconnaît une invocabilité de substitution, qui permet d’écarter l’application du droit national lorsque ses normes sont contraires aux objectifs d’une directive. Cette reconnaissance donne à la directive un effet direct en droit interne.

En ce sens, l’arrêt Perreux opère un revirement de jurisprudence par rapport à l’arrêt ministre de l’Intérieur contre Cohn-Bendit (Conseil d’État, assemblé, 22/12/1978, 11604). Dans cet arrêt, Daniel Cohn-Bendit faisait l’objet d’une mesure d’expulsion pour sa participation aux évènements de mai 1968, en vertu d’un décret d’extradition pris à son encontre le 24 mai 1968.

Suite au rejet par le ministre de l’Intérieur de faire droit à la demande d’annulation de ce décret, Cohn-Bendit exerce un recours pour excès de pouvoir. L’affaire a été portée à l’ancienne CJCE (aujourd’hui CJUE) invitée à statuer sur des questions préjudicielles relatives à l’interprétation de l’actuel traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

Le principe de l’arrêt Cohn-Bendit était ferme : Les directives applicables aux États membres étaient dépourvues d’effet direct à l’égard des justiciables (Voir aussi : l’application de la loi dans le temps). Elles ne pouvaient donc être invoquées à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif individuel, même si le délai de transposition n’était pas arrivé à expiration.

L’arrêt Perreux revient sur cette position trente ans après la jurisprudence Cohn-Bendit, en affirmant l’effet direct des directives pour un justiciable. Elles créent effectivement un droit subjectif que le justiciable peut invoquer contre une décision individuelle de l’administration. Avec l’arrêt Perreux, on assiste à une extension des recours possibles pour un justiciable contre les actes individuels.

En l’espèce, le Conseil d’État a considéré que la disposition de la directive invoquée par Madame Perreux n’était pas inconditionnelle. Elle était donc dépourvue d’effet direct devant la juridiction administrative. Ainsi, si l’arrêt Perreux reconnaît désormais le principe général de l’invocabilité de substitution, il ne le reconnaît pas pour le cas de Madame Perreux.

L’abandon de la jurisprudence Cohn-Bendit n’est pas total. Une double condition est posée dans l’arrêt Perreux : les dispositions de la directive doivent être précises et inconditionnelles, et l’État ne doit pas avoir pris dans les délais impartis les mesures de transposition nécessaires.

L’arrêt Perreux témoigne des efforts du Conseil d’État pour que les directives ne soient pas dépourvues d’effet en droit national. Il exerce un contrôle significatif à la fois sur la légalité des actes de transposition des directives et sur les lois transposant les directives.

L’arrêt Perreux consacre aussi une approche plus souple de la hiérarchie des normes juridiques, interprétées beaucoup plus strictement dans la jurisprudence Cohn-Bendit sur la question de l’effet direct des directives en droit interne. La position de l’arrêt Perreux est aussi innovante particulièrement pour les actes non règlementaires tels que l’acte individuel dont Madame Perreux faisait l’objet.

En effet, le Conseil d’État admettait depuis 1984 qu’un justiciable puisse se prévaloir d’une directive à l’appui d’un recours contre une mesure réglementaire (Arrêt Fédération française des sociétés de protection de la nature, Conseil d’État, 5/3 SSR, 7 décembre 1984, 41971).

Postérieurement à l’arrêt Perreux, le Conseil d’État a adopté la même position dans l’arrêt Alsace Nature du 17 mars 2010 (Conseil d’État, 6ème et 1ère sous-sections réunies, 17/03/2010, 314114)), ou encore l’arrêt Société Roozen France (Conseil d’État, 6ème, 01/03/2013, 340859).

Il convient de souligner dans l’arrêt Perreux, le rappel du Conseil d’État de l’exigence de la transposition en droit interne des directives communautaires, qui est une obligation à la fois communautaire et constitutionnelle. Il rappelle également qu’il appartient au juge national, juge de droit commun de l’application du droit communautaire (Lire aussi : la primauté du droit communautaire sur le droit national, arrêt Simmenthal du 9 mars 1978), de garantir l’effectivité des droits que toute personne tient de cette obligation à l’égard des autorités publiques.

En l’espèce, dans l’arrêt Perreux, le délai de transposition de la directive invoquée était expiré depuis quelques années. Elle avait été transposée cinq après ce délai, par une loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

Les retards accusés par la France en termes de transposition des directives dans le droit interne ont à plusieurs reprises été mis en lumière par les pouvoirs publics et les institutions européennes.

Un État membre peut se voir condamné pour manquement à l’obligation de transposition ou pour transposition non conforme. Selon les données de la Commission européenne pour l’année 2020, trois directives étaient en retard de transposition en France, dont une directive affichant un retard de transposition supérieur à deux ans.

Les secteurs problématiques représentant une grande partie (65%) des procédures en cours pour la France étaient, en 2020, l’environnement (notamment la pollution atmosphérique), les transports et la fiscalité.

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patoche le juriste

arrêt brillant de la cour de cassation, qui est d’autant plus surprenant voyant certaines décisions de 2021!

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