L’arrêt Dehaene, rendu par le Conseil d’État en date du 07/07/1950 est un arrêt primordial pour le droit administratif en ce sens que cet arrêt permet de faire ressortir la position du juge administratif sur la question du droit de grève et sa compatibilité avec la continuité du service public.
En effet, dans la jurisprudence relative à l’arrêt Dehaene, la haute juridiction statuant en matière administrative a mis en lumière le fait que le droit de grève doit être limité dès lors que le service public est jeu.
Une analyse détaillée de l’arrêt Dehaene permet de faire ressortir certaines notions primordiales en droit administratif. Ainsi au premier abord, l’arrêt Dehaene s’intéresse à la question du droit de grève et permet de définir les conditions d’exercice de ce droit pour les agents publics. Ensuite l’arrêt Dehaene touche à la question de la valeur juridique qu’il faut réellement attacher au contenu du préambule de la constitution française.
Dans cet article, nous délivrerons notre commentaire de l’arrêt Dehaene et nous ferons ressortir dans quelle mesure cette jurisprudence rendue par le Conseil d’État revêt une importance capitale pour les agents publics. Deux parties composeront cet article : la première consistera en une présentation générale de l’arrêt Dehaene sous la forme d’une fiche de jurisprudence. La seconde partie nous permettra de faire une analyse critique de cet arrêt de principe en droit administratif en France.
Présentation de l’arrêt Dehaene
Quels sont les faits dans l’arrêt Dehaene ?
En juillet 1948, des mouvements de grèves générales ont été annoncés auprès des différentes préfectures en France. En vue de maintenir l’ordre public et de ne pas mettre en péril l’intérêt général par un blocage de tous les services publics, le gouvernement français avait fait interdiction à tous les chefs de bureau de prendre part au mouvement de grève.
Quand bien même que cette mesure aurait été prise, un des chefs de bureau qui travaillait à la préfecture d’Indre-et-Loire, avait décidé malgré tout de faire exercice du droit de grève en participant au mouvement social du 13 juillet au 20 juillet.
C’est dans ce cadre qu’il avait été suspendu de ses fonctions par le préfet du département d’Indre-et-Loire. En outre, une sanction disciplinaire avait été prise contre lui à travers un blâme dont il avait fait l’objet. Dès lors, il décida d’ouvrir une procédure contentieuse devant la justice administrative par laquelle il espérait l’annulation de ces deux mesures.
Quelles sont la procédure et les prétentions des parties dans l’arrêt Dehaene ?
Dans l’arrêt Dehaene, le requérant a introduit le contentieux devant le Conseil d’État qui est la plus haute juridiction statuant en matière administrative. Pour ce qui concerne les prétentions des parties, le requérant demandait aux juridictions administratives d’annuler la sanction disciplinaire prise contre lui ainsi que sa suspension aux motifs de la violation de ses droits constitutionnels.
Pour le demandeur, lorsque l’on se référait au préambule de la Constitution de 1946, le droit de grève devait être reconnu à tous les citoyens, y compris aux agents de l’État. Ainsi, les autorités administratives ne pouvaient le sanctionner lorsqu’il décidait d’exercer son droit de grève. En conséquence pour le requérant, le juge devait statuer sur la légalité de la décision administrative prise à son encontre.
Commentaire : Il est à noter que pendant des années, l’exercice du droit de grève n’était pas accordé aux agents publics puisqu’au nom du principe de la continuité des services publics, on ne pouvait pas les autoriser à cesser leurs fonctions qui avaient un intérêt général pour la nation (ce qui est toujours le cas pour la notion d’intérêt général intimement lié aux missions de service public rendu par les agents de l’État).
Cependant, après que le préambule de la constitution ait garanti cette possibilité pour les travailleurs français de faire grève, il se posait la question de l’encadrement de ce droit par le législateur et notamment pour les agents publics.
Quel est le problème de droit de l’arrêt Dehaene ?
Voici le problème de droit auquel était confrontée la haute juridiction administrative pour ce qui concerne l’arrêt Dehaene : est-il possible de sanctionner un agent de la fonction publique qui a exercé son droit de grève à valeur constitutionnel, mais dont la nécessité de continuité du service public empêche l’agent d’exercer ce droit ?
NB : À travers ce contentieux, le Conseil d’État se retrouve entre le marteau et l’enclume. D’un côté, nous avons là un principe à valeur constitutionnelle de portée générale qui accorde un droit de grève à tous les travailleurs donc y compris les agents de l’administration publique dans le silence de la loi.
Et de l’autre, un second principe à valeur constitutionnel qui consiste en la continuité du service public (le second principe sera consacré comme un principe général du droit en 1980 par le Conseil d’État puis en principe à valeur constitutionnelle par le Conseil Constitutionnel en 1979).
En effet, la haute juridiction, pour statuer sur la légalité des sanctions appliquées au requérant, devait absolument résoudre cette question de droit pour concilier les principes de continuité du service public et d’exercice du droit de grève.
L’arrêt Dehaene et la solution du Conseil d’État
Dans cette affaire, le Conseil d’État a rendu une décision en deux volets. Tout d’abord, la haute juridiction administrative a déclaré sans objet le recours introduit par le requérant concernant la sanction subie par l’agent.
Par ailleurs, les juges administratifs ont retenu à travers l’arrêt Dehaene que dans le cas où le pouvoir législatif n’a prévu aucun texte pour réglementer le droit de grève, il revenait au pouvoir exécutif d’encadrer ce principe reconnu par le bloc de constitutionnalité.
Autrement dit, en l’absence d’une disposition législative, les textes réglementaires (comme des arrêtés ou des décrets) pouvaient être admis pour conditionner l’exercice du droit de grève pour les agents de la fonction publique.
Quelle est la portée de l’arrêt Dehaene ?
Avant d’aborder la portée de l’arrêt Dehaene, il serait intéressant de jeter un regard sur le sens et la valeur de cette jurisprudence.
Le sens de l’arrêt Dehaene
À travers l’arrêt Dehaene, le juge administratif a adopté une solution intermédiaire entre deux positions qui s’imposaient à lui au premier abord.
En effet, le Conseil d’État pouvait opter pour une position radicale en refusant le droit de grève aux fonctionnaires puisque ce droit n’était possible que dans le cadre des lois qui n’avaient pas encore été adoptées.
Le problème ici, c’est que dans l’hypothèse où les magistrats auraient pris une pareille décision alors ils auraient créé une différence de traitements ainsi qu’une véritable opposition entre les salariés de droit commun et les salariés de l’État donc les agents publics.
Par ailleurs, toujours dans cette logique, la haute juridiction risquait d’aller à l’encontre du droit constitutionnel qui permettait aux organisations syndicales de faire des revendications par le biais du droit de grève. Puisque les normes constitutionnelles n’avaient pas distingué les salariés du secteur public et du secteur privé, ce droit était en principe acquis à tous.
Le Conseil d’État pouvait aussi admettre sans limitation que tout agent public pouvait exercer son droit de grève. En effet, puisque le droit de grève était érigé au rang de principe à valeur constitutionnelle, il devait en principe bénéficier à tous les travailleurs en France.
Mais cette position n’était pas sans danger non plus puisque la continuité des services publics était une nécessité absolue pour le bon fonctionnement de l’État et qu’elle pouvait être mise à mal. En effet, que se passerait-il si soudainement tous les fonctionnaires décidaient d’une cessation concertée de leurs fonctions pendant une durée plus ou moins longue ?
Ce droit de grève tendant à permettre des revendications professionnelles constituerait ainsi un blocage des services publics et à la mise en péril de l’ordre public dont est garant l’État.
Finalement, aucune de ces deux solutions n’étant satisfaisante, les magistrats du Conseil d’État ont opéré une troisième construction jurisprudentielle en optant pour une solution à mi-parcours entre les deux précédentes.
C’est ainsi que le Conseil d’État a pris la décision suivante : dans le silence de la loi, il appartenait aux membres du Gouvernement de réglementer l’exercice du droit de grève pour tous les agents publics et plus largement pour tous les services publics.
La valeur de l’arrêt Dehaene
En droit public, l’arrêt Dehaene a le mérite de concilier deux principes à valeur constitutionnelle : celui d’exercer le droit de grève et celui d’assurer la continuité du service public.
NB : Pour rappel, c’est à travers une décision rendue en date du 25 juillet 1979 que le Conseil constitutionnel a définitivement hissé le principe de continuité des services publics au nombre des normes ayant une valeur constitutionnelle.
La portée de l’arrêt Dehaene
L’arrêt Dehaene a permis d’apporter une réponse claire pour les potentiels problèmes de droit liés aux futurs litiges en matière administrative qui opposeraient le droit de grève à la continuité des services publics.
Par ailleurs, il a aussi permis de consacrer une compétence par défaut au pouvoir exécutif en la matière lorsque la loi est silencieuse alors même que ce pouvoir était en principe réservé au législateur par le préambule de la Constitution.
En outre, l’arrêt Dehaene a une portée beaucoup plus vaste puisqu’il permet au juge administratif de contrôler la conciliation entre la continuité du service public et le droit de grève des salariés du secteur public.
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Analyse critique de l’arrêt Dehaene
Dans cette partie, nous ferons une explication sommaire des termes et concepts importants à la compréhension de l’arrêt Dehaene et nous proposerons une analyse critique de la jurisprudence rendue par la haute juridiction en matière administrative.
Clarification des termes et concepts
La notion de service public en droit français
Lorsqu’on parle de service public, on fait recours à une activité dont le but est d’assurer l’intérêt de la société que l’on nomme l’intérêt général. Il s’agit ainsi de la préservation de l’intérêt général qui est confiée soit directement à une personne publique ou indirectement à une entité privée soumise à un régime juridique spécifique. La notion de service public est une notion qui est propre au droit administratif et donc soumise au contrôle du juge administratif.
À travers le schéma ci-dessous, on peut se rendre compte des trois critères qui fondent la notion du service public.
Précisons que dans le cas de l’arrêt Dehaene, le service public était directement rendu par une administration publique. Dans le cas où le service est rendu par une entité privée qui a une mission de service public, celle-ci dispose des mêmes conditions d’exécution de la mission qu’une personne publique telle que la reconnaissance de prérogatives de puissance publique.
La notion de grève en droit français
La définition de la grève nous plonge dans un arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation du 2 février 2006. Dans cette jurisprudence, la grève est appréhendée comme une cessation du travail dans le but pour les salariés de revendiquer des avantages professionnels auprès de leurs employeurs. Pour que cette définition soit valable, les trois conditions présentées par le schéma ci-dessous doivent conditionner la cessation du travail.
Pour mieux comprendre le droit de grève en droit français, il faut faire recours à la loi Ollivier de 1864. Dans l’évolution de la jurisprudence, une décision du Conseil constitutionnel a hissé ce droit au rang des principes constitutionnels de la République française. Mais pendant longtemps, il s’était posé la question de savoir si ce principe reconnu par le juge constitutionnel était applicable à tous les salariés en France (les agents des secteurs privés comme ceux de la fonction publique).
Jusqu’à l’arrêt Dehaene, ce droit n’était pas admis aux fonctionnaires des administrations publiques surtout si ceux-ci y occupaient de hautes fonctions (exemple d’une autorité administrative). On peut faire cas de l’arrêt Winkell rendu en 1909 qui interdisait de manière très claire la participation à des mouvements sociaux aux agents publics. Si un agent public décidait tout de même de faire grève, alors le Conseil d’État considérait cette action comme un abandon de poste.
Depuis l’arrêt Dehaene, les choses ont évolué comme nous l’avons expliqué dans nos propos précédents. De nos jours, cette jurisprudence du Conseil d’État est toujours d’application.
Pour aller plus loin sur le droit de grève : La grève a des répercussions non seulement sur le salarié, mais également sur son contrat de travail et sur son lien avec l’employeur. Pour ce qui concerne le contrat et le salaire, ces deux éléments de l’activité professionnelle du salarié connaissent une suspension tant que durent les mouvements sociaux. Le corollaire direct est que l’employeur n’est plus soumis au paiement de salaires aux grévistes et peut fournir du travail aux autres employés ne participant pas aux mouvements sociaux.
Au regard du caractère contraignant que peut avoir la grève sur l’usager d’un service en particulier et sur l’activité économique en général, le législateur a décidé d’encadrer ce principe de valeur constitutionnelle en limitant son exercice dans certains domaines.
Tout d’abord, toute grève ne portant pas sur une revendication professionnelle serait dès lors considérée comme illicite par les Cours et tribunaux. Par ailleurs, la grève ne doit pas porter sur des revendications politiques sauf dans les cas retenus par les arrêts de la Cour de cassation en date du 10 mars 1961 (rendu par la chambre sociale) et du 23 octobre 1969 (rendu par la chambre criminelle).
Par ailleurs, des salariés exerçant certaines fonctions particulières ne peuvent pas exercer leur droit de grève : il s’agit notamment de l’armée.
Enfin, dans d’autres secteurs, malgré les grèves, il est impératif d’assurer un service minimum. Pour ce faire, l’organisation du service doit être revue afin de permettre aux administrés de bénéficier d’un service minimum. C’est le cas lorsqu’une grève doit être effectuée dans une administration publique hospitalière par exemple. Il est même fait obligation aux organisations syndicales d’informer le grand public par le biais d’un préavis de grève.
Les perspectives de l’arrêt Dehaene
Critiques de l’arrêt Dehaene
L’arrêt Dehaene vient une fois encore confirmer que le droit administratif dans son application demeure un droit d’équilibriste. En effet, cette branche du droit public prend souvent en considération plusieurs types de droits ou principes qui, par nature, sont antagonistes.
Ainsi dans l’arrêt Dehaene, il fallait d’un côté garantir la sauvegarde de l’ordre public en permettant une continuité du service public, et en même temps de ne pas opposer les salariés du secteur public avec ceux du secteur privé.
Aussi, l’arrêt Dehaene consacre une reconnaissance de la valeur juridique des dispositions du préambule de la Constitution de 1946. Toutefois, le juge administratif a précisé que les dispositions du préambule doivent être accompagnées d’autres textes législatifs ou réglementaires pour garantir ses conditions d’application.
Le seul point sur lequel on pourra s’interroger réellement vis-à-vis de l’arrêt Dehaene est le suivant : l’autorité compétente pour sanctionner le requérant n’avait-elle pas outrepassé ses droits en appliquant à la fois une sanction de suspension et une sanction de blâme à l’encontre du requérant ? Ce point est sans doute discutable.
Répercussions juridiques de l’arrêt Dehaene
Le juge administratif s’est servi de l’arrêt Dehaene pour rendre d’autres décisions similaires relatives au droit de grève. Nous pouvons faire cas des deux arrêts du Conseil d’État rendus respectivement en date du 7 et du 15 juillet 2009.
Dans ces décisions, la haute juridiction s’était basée sur les conclusions de l’arrêt Dehaene pour en faire une extension aux sociétés privées qui assurent une mission de service public. Le Conseil d’État avait ainsi précisé qu’il n’était pas possible de sacrifier l’intérêt général (en refusant d’assurer la continuité du service public) au détriment de l’intérêt particulier (exercice du droit de grève).
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