Pourquoi l’arrêt Aramu du 26 octobre 1945 rendu par la Conseil d’État est-il fondamental ?

Arrêt Aramu

L’arrêt Aramu rendu par le Conseil d’État en date du 26 octobre 1945 consacre pour la première fois l’existence de principes généraux du droit. Par ailleurs, depuis l’arrêt Aramu les droits de la défense sont reconnus. Ces droits peuvent être définis comme l’ensemble des prérogatives dont les citoyens disposent pour se défendre au cours d’un procès.

Par cette jurisprudence devenue fondamentale en droit administratif, le Conseil d’État affirme l’existence d’un principe général de respect des droits de la défense dès lors qu’une décision administrative revêt le caractère d’une sanction à l’encontre de la personne concernée.

Les droits de la défense s’inscrivent aujourd’hui dans de nombreux textes fondamentaux tels que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la Convention européenne des Droits de l’Homme ou encore le Pacte international relatif aux Droits civils et politiques.

Depuis 2015, ils sont reconnus comme un principe constitutionnel. Les juges veillent à leur respect en matière civile, pénale et administrative. La privation subie par un individu des garanties des droits de la défense peut donner lieu à l’annulation d’une décision ou d’une procédure.

Dans l’arrêt Aramu, les droits de la défense ont été érigés en principe général du droit dans le cadre d’une demande en annulation d’un décret de nature disciplinaire, pris à l’encontre d’un agent administratif. Le Conseil d’État a jugé qu’une décision ne peut être légalement prononcée sans que l’intéressé ait été mis en mesure de présenter les observations constituant sa défense.

Les faits et la procédure de l’arrêt Aramu

Le sieur Gaston Aramu exerce un recours pour excès de pouvoir auprès du Conseil d’État. Ancien commissaire de police en Algérie, il est révoqué de ses fonctions sans bénéficier de pension ni indemnité, en vertu d’un décret du Comité français de la libération nationale, pris en date du 4 mai 1944.

Ayant appris par ses propres moyens qu’une commission avait mené une enquête sur lui et soumis des propositions de sanctions à l’autorité compétente, il avait tenté le 25 avril 1944 d’obtenir du gouverneur général d’Algérie et du commissaire à l’Intérieur une régularisation des droits de la défense, sans succès. La requête du sieur Aramu devant le Conseil d’État vise à faire annuler le décret du 4 mai 1944.

Dans l’arrêt Aramu, le requérant n’a pas eu connaissance du contenu de la sanction prononcée à son encontre, afin de préparer et présenter sa défense devant les autorités compétentes.

Les prétentions des parties et la question de droit de l’arrêt Aramu

Le requérant soutient que la décision dont il fait l’objet ne peut être légalement prononcée alors même qu’il ne lui a pas été permis de présenter une défense.

Dès lors, dans l’arrêt Aramu, il était question pour le Conseil d’État de statuer sur la légalité d’une sanction en l’absence de défense présentée par son destinataire.

La solution de l’arrêt Aramu rendue en date du 26 octobre 1945

Le Conseil d’État réuni en assemblée statue au visa des ordonnances des 3 juin et 6 décembre 1943 et 31 juillet 1945. Il relève selon l’article 6 de l’ordonnance du 6 décembre 1943, que les sanctions y énoncées peuvent être prises « nonobstant toutes dispositions législatives, réglementaires, statutaires ou contractuelles ».

Il conclut en conséquence que cet article entend dispenser les autorités qui prennent des décisions portant sanctions d’accomplir des formalités préalables aux sanctions ordinaires, et prévoit la comparution des intéressés devant une commission spéciale, dont la composition et la procédure sont définies par la même ordonnance.

Enfin, d’après le Conseil d’État dans le premier considérant de l’arrêt Aramu, la procédure ne prévoit pas l’obligation pour l’autorité à l’origine de la sanction de communiquer le contenu de son dossier au destinataire.

Dans le deuxième considérant de l’arrêt Aramu, le Conseil d’État relève cependant que selon l’article 2 alinéa 5 de l’ordonnance du 6 décembre 1943, la commission spéciale « entend les personnes qui lui sont déférées » et peut « valablement déléguer à cet effet ses pouvoirs à l’un de ses membres, ou donner commission rogatoire à des officiers de police judiciaire ou à des magistrats choisis sur une liste dressée par arrêté du commissaire à la Justice », les magistrats pouvant être assistés de greffiers également nommés sur liste.

Partant, le Conseil d’État affirme que par l’effet de ces prescriptions, ainsi que des principes généraux du droit qui s’appliquent même en l’absence de texte, une sanction ne peut pas être légalement prononcée si l’intéressé n’a pas été mis en mesure de présenter une défense utile.

L’intéressé doit, préalablement à la décision qui le concerne, avoir connaissance du contenu textuel de la sanction à son encontre, ou au moins des griefs qui lui sont reprochés. L’intéressé peut alors préparer une défense et soumettre ses observations à la commission ou un délégué désigné de la commission.

En l’espèce dans l’arrêt Aramu, le sieur Gaston Aramu n’avait pas reçu le texte du décret du 4 mai 1944 prononçant la révocation de ses fonctions. L’agent ne savait pas ce qui lui était reproché, de manière à pouvoir contester les faits et la décision auprès de l’autorité qui l’a prononcée. Il n’a pu que constater que la commission avait procédé à une enquête à son compte et soumis des propositions de sanction à l’autorité compétente.

Le Conseil d’État annule le décret du 4 mai 1944 pris à l’encontre du sieur Aramu, en considérant qu’il est fondé à soutenir que la privation des garanties des droits de la défense a entaché ledit décret d’excès de pouvoir.

La solution de l’arrêt de principe « l’arrêt Aramu » reconnaît l’illégalité d’une sanction prononcée à l’encontre d’un agent administratif, lorsque l’intéressé n’a pas été mis en mesure de préparer et présenter utilement une défense.

Dans l’arrêt Aramu, le Conseil d’État reconnaît aussi l’existence des droits de la défense comme principes généraux du droit.

La portée de l’arrêt Aramu rendu le 26 octobre 1945 par le Conseil d’État

Avant l’arrêt Aramu, le Conseil d’État avait affirmé l’existence de principes généraux du droit concernant le respect des droits de la défense dans les procédures administratives, qui s’appliquent à l’administration même en l’absence de tout texte qui les prévoiraient.

Cette jurisprudence antérieure résultait de l’arrêt Dame Veuve Trompier-Gravier, rendue par le Conseil d’État le 5 mai 1944. Dans les faits, la dame Trompier-Gravier s’était vu retirer son autorisation de vente de journaux dans un kiosque, au motif d’accusations d’extorsion de fonds portées contre elle.

La décision de retrait d’autorisation avait été prise par l’administration sans que l’intéressée ait été invitée à présenter ses observations sur l’étendue des faits reprochés, comme dans l’arrêt Aramu.

On assistait à la première apparition d’un principe général du droit dans la solution de cet arrêt. En revanche, l’expression même de « principe général du droit » n’a été employée expressément par le Conseil d’État qu’à travers l’arrêt Aramu, un peu plus d’un an après l’arrêt Dame Veuve Trompier-Gravier.

Dans ces deux arrêts, le juge administratif s’est en effet inspiré de la loi du 22 avril 1905 portant sur la fixation du budget des dépenses et des recettes de l’exercice 1905.

Aux termes de l’article 65 de cette loi, tous les fonctionnaires civils et militaires ainsi que tous les employés et ouvriers de toutes administrations publiques ont droit à « la communication personnelle et confidentielle de toutes les notes, feuilles signalétiques et tous autres documents composant leur dossier, soit avant d’être l’objet d’une mesure disciplinaire ou d’un déplacement d’office, soit avant d’être retardé dans leur avancement à l’ancienneté ».

Cette loi, toujours en vigueur, prévoit donc la communication de leur dossier aux fonctionnaires qui doivent faire l’objet de sanctions disciplinaires au préalable de toute décision. Si le juge n’applique pas ce texte législatif directement, il s’en inspire pour créer ce principe général du droit, qui a vocation à s’appliquer à davantage de cas de figure que ceux prévus par la loi.

Les solutions des arrêts Dame Veuve Trompier-Gravier et Aramu s’inscrivent aussi dans un contexte d’épuration administrative opérée à la suite de la chute du régime de Vichy en 1944 et du rétablissement de la législation républicaine.

Les principes généraux du droit sont consacrés en grande majorité par le juge administratif en tant que juge de l’administration et d’application du droit public, bien qu’il n’ait pas de compétence juridictionnelle exclusive. Ces principes qui préexistaient de manière immanente sont dégagés par le juge de manière prétorienne. Il peut recourir aux sources d’inspiration de son choix et n’est pas tenu de les citer.

Dans son œuvre créatrice, le juge administratif a pu recourir notamment à la Constitution, plus précisément à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, contenue dans le bloc de constitutionnalité.

Les principes généraux du droit ont constitué un moyen de faire entrer le contenu de la Déclaration dans l’ordre judiciaire. Plusieurs arrêts consacrant des principes généraux du droit ont illustré ce mouvement : Égalité devant la loi et les charges publiques (Conseil d’État, Ass., 7 février 1958, Syndicat des propriétaires de forêt de chênes-liège d’Algérie), liberté d’aller et venir (Conseil d’État, Ass., 14 février 1958, Abisset).

Le juge administratif a également pu s’inspirer du droit international public et du droit de l’Union européenne, en érigeant par exemple le principe d’un délai raisonnable de jugement en principe général du droit inspiré de la Convention européenne des droits de l’homme (Conseil d’État, Ass., 28 juin 2002, ministre de la Justice contre Magiera), ou encore le principe de sécurité juridique (Conseil d’État, Ass., 24 mars 2006, Société KPMG).

Plus généralement, le juge peut créer des principes généraux du droit au vu de la mentalité juridique actuelle.

Les principes généraux du droit ont une valeur infra-législative et supra-décrétale, pour faire respecter des valeurs considérées comme essentielles par le juge administratif, mais sans avoir été consacrés de manière expresse par les textes.

Le principe du droit de la défense même en l’absence de tout texte s’y retrouve avec l’arrêt Aramu, le droit à une vie familiale normale (Conseil d’État, 8 décembre 1978, GISTI), le refus de l’extradition si elle peut avoir des conséquences exceptionnelles pour l’extrader (Conseil d’État, 13 octobre 2000, Kozirev).

Dans la continuité de l’arrêt Aramu, le juge administratif a consacré d’autres principes spécialisés relatifs à l’encadrement de la procédure administrative. Ainsi dans l’arrêt Quéralt (Conseil d’État, 30 juin 1950, Sieur Quéralt) a été affirmé le principe selon lequel tout acte administratif unilatéral peut faire l’objet d’un recours hiérarchique.

Dans l’arrêt Dame Lamotte (Conseil d’État, Ass., 17 février 1950, Dame Lamotte) a été reconnu le principe selon lequel tout acte administratif unilatéral peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir.

Le domaine de la fonction publique a aussi vu l’avènement de principes généraux du droit protégeant les fonctionnaires, notamment à travers l’arrêt Dame Peynet (Conseil d’État, Ass., 8 juin 1973, Dame Peynet), à l’origine du principe de l’interdiction du licenciement des femmes enceintes au motif de leurs grossesses.

Ce principe a par ailleurs été inspiré des dispositions du Code de travail, que le juge administratif a étendu à la fonction publique par le moyen d’un principe général du droit.

L’utilité des principes généraux du droit est aujourd’hui remise en cause. En effet, les principes généraux du droit les plus fondamentaux trouvent leur corollaire dans la Constitution.

Ils sont aussi concurrencés par les principes généraux du droit de l’Union européenne, issus de traditions juridiques similaires entre les États membres, dont beaucoup reprennent la substance de principes généraux du droit français.

Enfin, la création prétorienne des principes généraux du droit se voit limitée par la codification progressive du droit administratif. Des principes généraux sont posés par des textes législatifs, le juge administratif y a donc moins recours en pratique.

Cependant, certains principes généraux du droit qui ne possèdent pas d’équivalent constitutionnel ou qui n’ont pas été codifiés demeurent pertinents. Le juge peut toujours étendre leur champ d’application.

Dans un arrêt Farré (Conseil d’État, Section du Contentieux, 8 juin 2011, Farré), le juge utilise le principe général de la protection fonctionnelle des agents publics par leur administration pour l’appliquer au directeur élu d’un établissement public, tandis que la loi ne prévoit une telle protection que pour les fonctionnaires, les agents non titulaires et les élus locaux.

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