Pourquoi l’arrêt Dame Lamotte du 17 février 1950 est incontournable en droit administratif ?

arrêt Dame Lamotte

L’arrêt Dame Lamotte (Conseil d’État, Assemblée, 17/02/1950, Ministre de l’agriculture c. Dame Lamotte, rec. 110) est un des grands arrêts fondateurs en droit administratif français, en ce qu’il a notamment, et ce, pour la première fois en la matière, consacré le principe général du droit selon lequel tout acte administratif est susceptible de recours pour excès de pouvoir.

Depuis lors, toute décision administrative peut être contestée et annulée par le juge administratif français, quand bien même il aurait été décidé, par le pouvoir législatif, que l’acte règlementaire en cause ne saurait faire l’objet d’un quelconque recours.

Arrêt Dame Lamotte : un arrêt incontournable en droit administratif

Cet arrêt Dame Lamotte a, en effet, énoncé, dans un considérant de principe, que «Considérant que l’article 4, alinéa 2, de l’acte dit la loi du 23 mai 1943 dispose : L’octroi de la concession ne peut faire l’objet d’aucun recours administratif ou judiciaire ; et que, si cette disposition, {…] a pour effet de supprimer le recours qui avait été ouvert au propriétaire par l’effet de l’article 29 de la loi du 19 février 1942 devant le conseil de préfecture afin de lui permettre de contester, notamment, la régularité de la concession, elle n’a pas exclu le recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État contre l’acte de concession, recours qui est ouvert même sans texte contre tout acte administratif, et qui a pour effet d’assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité ».

Mais, sans doute serait-il plus avisé, avant d’analyser cet arrêt majeur, de rappeler succinctement ce que recoupent les notions de principe général du droit et de recours pour excès de pouvoir, en droit public français.

D’abord, tâchons de rappeler ce qu’est un principe général du droit en droit commun !

Les principes généraux du droit (PGD) sont des principes non écrits (qui ne sont donc pas expressément consacrés par un texte), dégagés par le juge administratif et qui s’imposent à l’administration (cela est, bien évidemment, vrai en droit français ; il existe également des PGD en droit international). Ces principes ont donc une « force obligatoire » non pas parce qu’ils sont consacrés par le législateur, mais parce que le juge administratif les a dégagés et les a reconnus comme tels (afin de permettre de protéger l’ordre public et surtout certaines libertés publiques). C’est donc le juge qui détermine les principes généraux du droit ainsi que leur régime juridique. Ces principes ont commencé à être dégagés après la Seconde Guerre mondiale en réponse aux nombreuses atteintes qui avaient pu être portées aux libertés publiques. Le premier PGD ayant été consacré dans l’ordre interne est celui du droit de la défense avec l’arrêt Dame Veuve Trompier-Gravier (CE, sect., 05/05/1944, Dame Veuve Trompier-Gravier).

Ensuite, précisons ce qu’est le recours pour excès de pouvoir !

Il existe différents types de contentieux administratifs. On peut, notamment, retenir le contentieux de la légalité, dont fait partie le recours pour excès de pouvoir (REP), ou le contentieux de pleine juridiction qui permet, par exemple, la condamnation des administrations à des sanctions pécuniaires. Le recours pour excès de pouvoir peut s’analyser comme étant un procès fait à un acte ; il s’agit d’un recours en annulation, ayant pour vocation l’annulation partielle ou totale d’un acte, estimé contraire à des normes juridiques supérieures.

Dans ce contentieux, l’usager/le justiciable conteste et demande donc l’annulation d’un acte pris par l’administration, conformément au principe de la légalité, qui est un principe fondamental en droit français, selon lequel une norme établie par l’administration doit toujours être conforme aux normes qui lui sont supérieures (il s’agit également de contester la légalité interne et externe de l’acte).

Ce qui est intéressant, c’est que le recours pour excès de pouvoir n’a pas été expressément consacré par le législateur. Il a progressivement été élaboré par le Conseil d’État qui en a fait un principe général du droit, notamment avec l’arrêt qui nous intéresse aujourd’hui, à savoir l’arrêt Dame Lamotte.

Quels sont les faits et la procédure de l’arrêt Dame Lamotte ?

En l’espèce, les faits de l’arrêt Dame Lamotte sont particulièrement fournis et complexes ; ils recèlent d’informations qu’il convient de présenter et d’expliciter.

À titre liminaire, il faut sans doute préciser que la loi du 27 août 1940 (mentionnée dans cet arrêt et servant de fondements aux actes administratifs en cause) prescrivait aux maires de dresser la liste des exploitations abandonnées ou incultes depuis plus de deux années et permettait, notamment, aux préfets de concéder (acte par lequel une personne publique confie à un particulier le soin de gérer un service public, des travaux-publics…) les exploitations ainsi abandonnées/incultes depuis plus de deux ans.

Dans les faits d’espèce, la Dame Lamotte avait été privée d’une de ses exploitations, par le Préfet de l’Ain, conformément à cette loi. Une concession avait donc été attribuée à un particulier (le Sieur de Testa), pour une durée de neuf années.

La Dame Lamotte avait donc demande au jugé administratif de statuer sur ce point, et par une décision en date du 24 juillet 1942, le Conseil d’État avait annulé cette concession, considérant que l’exploitation/la terre n’était « pas abandonnée et inculte depuis plus de deux ans ».

Le Préfet de l’Ain avait, ensuite, de nouveau pris un arrêté concédant au même particulier trois nouvelles exploitations de la Dame Lamotte.

Cet arrêté avait lui aussi fait l’objet d’un recours et avait été annulé par le Conseil d’État, par un arrêt en date du 9 avril 1943.

Suite à cette seconde décision, le Préfet avait, finalement, procédé à la réquisition (acte qui, dans le but de protéger l’intérêt général, peut exiger d’une personne l’abandon temporaire de biens immobiliers) de ces terres, au profit du même particulier.

Là encore, le Conseil d’État avait annulé cet acte, par une décision en date du 29 décembre 1944.

Le Préfet ne s’arrêta pas à cette troisième décision puisque, par un nouvel arrêté, celui-ci concéda, une fois encore, les terres de la requérante au Sieur de Testa.

La Dame Lamotte se retrouva « bloquée » puisqu’entre-temps, une loi du 23 mai 1943 (notamment son article 4 : « l’octroi de la concession ne peut faire l’objet d’aucun recours administratif ou judiciaire ») avait supprimé toute possibilité de recours contre les actes de concession ; elle ne pouvait donc, en théorie, contester ce nouvel arrêté.

La Dame Lamotte avait, néanmoins, formé une réclamation auprès du conseil de préfecture interdépartemental de Lyon, qui avait annulé ladite concession.

L’arrêté pris par le conseil de préfecture interdépartemental avait, quant à lui, été déféré au Conseil d’État par le Ministre de l’agriculture, qui considérait que le conseil aurait dû rejeter la réclamation (comme irrecevable), conformément à la loi du 23 mai 1943.

*** Voir aussi : L’arrêt Narcy du 28/06/1963, Narcy, Req. P.401. Un autre arrêt très important en droit administratif. Consultez la page pour découvrir le principe, les faits et les procédures de l’arrêt. ***

Quelles sont les prétentions des parties dans l’arrêt Dame Lamotte ?

En l’espèce, les prétentions de chacune des parties sont relativement aisées à déceler.

La Dame Lamotte devait considérer, une fois encore, que ses terres ne pouvaient faire l’objet de concessions (comme cela avait été jugé à plusieurs reprises par le Conseil d’État ; quid de la chose jugée, d’ailleurs ?!).

Quant au Préfet et au Ministre de l’Agriculture (suite aux différentes décisions du Conseil d’État), ils ne pouvaient que s’appuyer sur la loi de 1943 et considérer que la requérante ne pouvait contester la décision (et que le conseil de préfecture ne pouvait, dès lors, pas annuler l’acte décidant de cette concession ; un argument de type « procédural » finalement…).

Quel est le problème de droit de l’arrêt Dame Lamotte ?

En l’espèce, le problème principal de l’arrêt Dame Lamotte était le suivant : considérant l’article 4 de la loi du 23 mai 1943 qui interdit tout recours contre les actes de concession, la Dame Lamotte pouvait-elle former une réclamation auprès du conseil de préfecture interdépartemental ? L’arrêté pris, dès lors, par ledit conseil devait-il être annulé ?

Le Conseil d’État était, ainsi, confronté à une situation spécifique : le législateur avait pris une loi (ayant un caractère exorbitant du droit commun tenant les spécificités du droit administratif français) très particulière dans la mesure où elle interdisait absolument tout recours contre les actes de concession. Devait-il alors se contenter de décider de l’annulation ou non de l’arrêté pris par le conseil de préfecture interdépartementale ou ne devait-il pas réagir face au caractère absolu de cette loi et édicter lui-même un PGD, comme il avait pu le faire, auparavant, dans l’arrêt « Dame Veuve Trompier-Gravier ?

Quelle est la solution de l’arrêt Dame Lamotte ?

En l’espèce, le Conseil d’État prit la décision, dans cet arrêt Dame Lamotte, de préserver les droits de la défense et, notamment, le droit à un recours effectif. Il procède à l’annulation de la décision prise par le conseil de la préfecture de Lyon, mais également l’arrêté pris par le préfet de l’Ain.

Il cite, ainsi, l’article 4 de la loi de 1943 et considère que « si cette disposition {…] a pour effet de supprimer le recours […] elle n’a pas exclu le recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État contre l’acte de concession, recours qui est ouvert même sans texte contre tout acte administratif, et qui a pour effet d’assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité. Qu’il suit de là, d’une part, que le ministre de l’Agriculture est fondé à demander l’annulation de l’arrêté susvisé du conseil de préfecture de Lyon du 4 octobre 1946, mais qu’il y a lieu, d’autre part, pour le Conseil d’État, de statuer, comme juge de l’excès de pouvoir, sur la demande en annulation de l’arrêté du préfet de l’Ain du 10 août 1944 formé par la dame Lamotte ».

Le Conseil d’État décide donc de « prendre ses responsabilités » et décide, pour le cas d’espèce, de s’ériger en juge de l’excès de pouvoir (notamment, contre un éventuel détournement de pouvoir).

Ainsi, quand bien même le pouvoir législatif déciderait de limiter la possibilité de contester un acte administratif, le droit au recours (et notamment le droit de recourir au REP), qui est ouvert « même sans texte » doit primer.

Le Conseil d’État a donc décidé, avec l’arrêt Dame Lamotte, de sauvegarder le contrôle de la légalité d’un acte contre la tentation du pouvoir règlementaire de limiter la possibilité de contester ses décisions.

Quelle est la portée de l’arrêt Dame Lamotte ?

Tout comme l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933, cet arrêt Dame Lamotte est aussi un arrêt fondateur en droit administratif français.

Il poursuit, d’abord, la lancée du Conseil d’État dans son mouvement d’érection de principes généraux du droit qui priment, dans certaines situations, tenant la nature des libertés et droits qu’ils protègent (droit de la défense, droit au recours, etc.). C’est un arrêt fondateur, donc, qui a permis l’édification de nombreux autres principes généraux du droit tels que le principe de continuité du service public ou celui de non-extradition…

Plus encore, c’est un arrêt fondateur tant il a permis au Conseil d’État de poser clairement sa volonté de faire du recours pour excès de pouvoir l’instrument général du contrôle de la légalité, ce qui a, d’ailleurs, été confirmé dans de nombreux autres arrêts (postérieurs) tels que l’arrêt « Époux Deltel » de 1955 ou l’arrêt Simonet de 1957.

Enfin, le principe général du droit posé dans cet arrêt (le droit au recours) s’inscrit parfaitement dans le contexte de protection des libertés fondamentales par le Conseil constitutionnel et de multiplication des instruments protecteurs de libertés, tels que la Convention européenne des droits de l’Homme, qui protège également le droit au recours effectif, dans son article 13, ou la jurisprudence de la CJUE (arrêt Marguerite Johnston de 1986), mais encore l’article 16 de la DDHC qui garantit, lui aussi, le droit à un recours effectif.

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