La fiche d’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950

Arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950

L’arrêt Dame Lamotte (Conseil d’Etat, Assemblée, du 17 février 1950, 86949) est un des arrêts les plus importants de la jurisprudence administrative française. Il pose le principe selon lequel tous les actes administratifs peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, même en l’absence d’un texte législatif le prévoyant.

Pour rappel, le recours en excès de pouvoir en droit administratif tend à faire annuler un acte administratif unilatéral entaché d’illégalité. Le recours pour excès de pouvoir peut être présenté par tout administré devant les juridictions administratives. L’administré demande au juge d’annuler une décision qui viole le principe de légalité. Le recours en excès de pouvoir est un recours objectif. Dans la mesure où le requérant a intérêt à agir contre un acte administratif, il s’agit d’un procès fait à cet acte. Le recours pour excès de pouvoir est aussi limité dans le temps. Il s’exerce a posteriori, après l’édiction de l’acte, dans un délai déterminé (en principe, deux mois à compter de l’accomplissement des formalités de publicité). Cette limitation dans le temps vise à préserver la sécurité juridique.

Dans l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950, le Conseil d’Etat érige le recours pour excès de pouvoir en principe général du droit, au profit des justiciables. À cet égard, l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950 est considéré comme un arrêt de principe en droit administratif.

Les faits et la procédure l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950

L’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950 s’inscrit dans un contexte juridique qu’il est utile de rappeler. À l’époque des faits, une loi du 27 août 1940 donnait pouvoir aux préfets de céder des exploitations à des tiers (voir la définition de tiers), lorsqu’il était constaté que celles-ci étaient abandonnées ou en friches depuis plus de deux ans. En concédant les terres, la mesure visait à les faire cultiver dans l’immédiat.

En exécutant de la loi du 27 août 1940, le préfet de l’Ain, prend un premier arrêté le 29 janvier 1941 par lequel il concède des terres appartenant à Dame Lamotte au profit du sieur de Testa « pour une durée de neuf années entières et consécutives qui commenceront à courir le 1er février 1941 ». Il s’agissait du domaine de Sauberthier, situé dans la commune de Montluel.

Par une décision du 24 juillet 1942, le Conseil d’Etat annule l’arrêté préfectoral de concession au motif que le domaine n’étant pas abandonné ni inculte depuis au moins deux ans, il ne devait pas faire l’objet de cette mesure.

Un second arrêté est pris le 20 août 1941 concernant trois nouvelles parcelles des terres attenantes au domaine. Le Conseil d’Etat l’annule par voie de conséquence, par une décision du 9 avril 1943 pour le même motif.

Dans la procédure de l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950, le préfet prend un troisième arrêté de réquisition des terres du domaine en date du 2 novembre 1943, pour faire retarder l’exécution des deux décisions d’annulation précédentes. Le Conseil d’Etat l’annule par une décision du 29 décembre 1944 comme étant entaché de détournement de pouvoir.

Enfin, le préfet de l’Ain prend un quatrième arrêté le 10 août 1944 poursuivant les mêmes fins de concession du domaine au sieur de Testa. La dame Lamotte forme une réclamation auprès du conseil de préfecture interdépartemental de Lyon contre ce dernier arrêté. Le conseil de préfecture prononce l’annulation de l’arrêté objet de la réclamation le 4 octobre 1946.

Le ministre de l’Agriculture défère au Conseil d’Etat l’arrêté du conseil de préfecture du 4 octobre 1946. Il soutient que le conseil de préfecture aurait dû rejeter la réclamation de la dame Lamotte. Elle serait irrecevable en vertu de l’article 4 alinéa 2 de la loi du 23 mai 1943. Cet article dispose que l’octroi d’une concession ne puisse faire l’objet d’aucun recours administratif ou judiciaire.

Les prétentions des parties et la question de l’arrêt Dame Lamotte du 17 février 1950

Dans l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950, la propriétaire du domaine de Sauberthier entend faire cesser la concession de ses terres à un tiers. Elle saisit le conseil de préfecture afin de faire annuler les arrêtés préfectoraux visant à concéder son exploitation.

Le ministre de l’Agriculture entend faire annuler l’arrêté du conseil de préfecture faisant droit à la réclamation de Dame Lamotte, un tel recours ne lui étant pas ouvert en vertu de la loi 23 mai 1943 qui interdit les recours administratifs et judiciaires contre les décisions d’octroi d’une concession.

Ainsi, il s’agissait pour le Conseil d’Etat dans l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950 de se prononcer sur la recevabilité du recours formé par la dame Lamotte au conseil de préfecture de Lyon, et sur l’annulation de l’arrêté pris le 4 octobre 1946.

La solution de l’arrêt Dame Lamotte rendu en date du 17 février 1950

Le Conseil d’Etat, réuni en assemblée statuant au contentieux, rend sa décision dans l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950 en considérant que l’article 4 de la loi du 23 mai 1943 a pour effet de supprimer le recours ouvert à la dame Lamotte au titre de propriétaire foncier pour contester la régularité de la décision de concession actée par le préfet de l’Ain. Néanmoins, cette loi n’exclut pas le recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat contre l’acte de concession.

Le Conseil d’Etat affirme ainsi à travers l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950 que le recours pour excès de pouvoir est ouvert même sans texte contre tout acte administratif. Le recours pour excès de pouvoir assure le respect de la légalité, « conformément aux principes généraux du droit ». Partant, le ministre de l’Agriculture pourrait bien demander à faire annuler l’arrêté du conseil de préfecture de Lyon du 10 octobre 1946, en ce que la réclamation de la propriétaire était irrecevable.

Par ailleurs, le Conseil d’Etat doit statuer sur la demande de la dame Lamotte en annulation de l’arrêté du préfet de l’Ain du 10 août 1944. Il considère que l’arrêté du 10 août 1944 « n’a eu d’autre but que de faire délibérément échec » aux précédentes décisions d’annulation prononcées par le Conseil d’Etat, et qu’il est entaché de détournement de pouvoir. Il annule l’arrêté du conseil de préfecture de Lyon en date du 4 octobre 1946 ainsi que l’arrêté du préfet de l’Ain en date du 10 août 1944.

La portée de l’arrêt Dame Lamotte rendu le 17 février 1950 par le Conseil d’Etat

Dans la décision de l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950, le Conseil d’Etat rappelle son rôle de juge de l’excès de pouvoir en premier ressort, le recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation d’un acte administratif unilatéral entaché d’illégalité. Il décide qu’il existe un principe général du droit qui permet que toute décision administrative puisse faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, même si aucun texte ne le prévoit.

La notion de principes généraux du droit est purement jurisprudentielle. Elle n’est pas explicitement définie par des textes. Les principes généraux du droit ont été inventés par le juge administratif. Ils sont déclarés exister même sans fondement textuel, et s’imposent comme tels au pouvoir réglementaire et à l’administration, qui doit les mettre en œuvre. Ils ne peuvent être modifiés ou remis en cause que par une loi, à laquelle ils sont inférieurs dans la hiérarchie des normes. La limitation d’un principe général du droit nécessite l’intervention du législateur.

Dès 1873 dans un arrêt Dugave et Bransiet (Tribunal des conflits, du 8 février 1873, 00012), le juge administratif affirmait que les textes spéciaux régissant l’administration doivent être conciliés avec les principes généraux du droit dans leur interprétation et leur application. De nombreux principes généraux du droit se retrouvent dans la jurisprudence du Conseil d’Etat sous le régime de Vichy, à l’image de l’arrêt Veuve Trompier-Gravier (Conseil d’Etat, 5 mai 1944, Dame veuve Trompier-Gravier).

Les principes généraux du droit ont une visée libérale, ils sont destinés à assurer la sauvegarde des droits individuels des citoyens. Le juge administratif les proclame en accord avec l’intérêt général et l’esprit de la législation actuelle dans l’Etat de droit. Ils permettent d’assurer le respect de droits fondamentaux, comme l’égalité.

Une déclinaison abondante de principes généraux du droit visant le respect de l’égalité se retrouve dans la jurisprudence : égalité devant la loi (CE, Ass., 22 janvier 1982, Ah-Won), égalité devant la justice (CE, 12 octobre 1979, Rassemblement des nouveaux avocats de France), égalité entre usagers d’un service public (CE, 25 juin 1948, Société du journal l’Aurore).

On trouve également des principes généraux du droit prônant la liberté : liberté d’aller et venir (CE, 14 février 1958, Abisset), liberté du commerce et de l’industrie (CE, 13 mai 1983, Société René Moline).

Au même titre que le principe du recours pour excès de pouvoir relevé dans l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950, des principes généraux du droit assurent la sécurité et la protection des administrés : possibilité d’exercer un recours hiérarchique contre toute décision d’une autorité subordonnée (CE, 30 juin 1950, Quéralt), non-rétroactivité des actes administratifs (CE, 13 octobre 1989, Linget), interdiction pour l’administration de licencier un agent en raison de son état de grossesse (CE, 8 juin 1973, Dame Peynet).

Certains principes se retrouvent également dans le bloc de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel leur a reconnu une valeur constitutionnelle. La violation d’un principe général du droit constitue une illégalité.

Il ressort de l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950 que l’application du principe général du droit ne peut être écartée que par une disposition législative précise et claire. S’il existe un doute sur l’intention du législateur, le doute profite au principe général du droit.

Le Conseil d’Etat estime que le législateur n’avait pas pour intention de déroger au principe. En l’espèce dans l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950, si telle était l’intention du législateur, le texte législatif aurait dû mentionner explicitement le recours en excès de pouvoir comme irrecevable contre toute décision administrative.

L’expression contenue dans l’article 4 de la loi du 23 mai 1943, « aucun recours administratif ou judiciaire », ne suffit pas à considérer que le recours en excès de pouvoir est lui aussi exclu. Une telle volonté ne saurait être clairement manifestée par ces termes.

Le Conseil d’Etat adopte une interprétation de la volonté du législateur qui est favorable aux principes généraux du droit, et à l’administré qui peut s’en servir à l’encontre d’un acte administratif.

Aujourd’hui, plus de 70 ans après la décision de l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950, il serait peu aisé pour le législateur d’exclure expressément dans une loi la possibilité pour un justiciable d’exercer un recours pour excès de pouvoir contre une décision administrative.

En effet, une telle disposition pourrait contrevenir aux principes qui régissent les droits des individus à former un recours contre une décision dans la jurisprudence constitutionnelle et la jurisprudence européenne.

La Convention européenne des droits de l’homme prévoit en son article 13 le droit à un recours effectif. Aux termes de cet article, « toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

La Cour de justice de l’Union européenne, dans l’arrêt Johnston (CJUE, 15 mai 1986, Johnston, n°222/84), a érigé ce droit reconnu aux justiciables comme un principe général du droit communautaire. Dans cet arrêt, s’agissant de l’égalité de traitement entre hommes et femmes, la CJUE reconnaît que « toute personne a droit à un recours effectif devant une juridiction compétente » contre les actes dont elle estime qu’ils lui portent atteinte.

Enfin, le Conseil constitutionnel a intégré le droit des individus à un recours effectif devant une juridiction en cas d’atteinte à leurs droits dans le bloc de constitutionnalité, à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le principe du droit à un recours effectif a donc une valeur constitutionnelle. Le Conseil constitutionnel a confirmé ce statut dans plusieurs décisions.

La possibilité de limiter un justiciable dans son droit à un recours devant une juridiction serait donc aujourd’hui limitée. La portée de l’arrêt Dame Lamotte du 17-02-1950 n’en reste pas moins significative en droit administratif français, en ce que le Conseil d’Etat a reconnu un droit au recours pour excès de pouvoir pour les justiciables en l’absence de tout texte, et a continué d’étendre l’application de principe dans la jurisprudence ultérieure.

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