En quoi l’arrêt Pelletier du 30 juillet 1873 rendu par le Tribunal des conflits est-il novateur en matière de responsabilité de l’administration ?

Arrêt Pelletier

À partir de l’arrêt Pelletier du 30 juillet 1873 du Tribunal des conflits, la jurisprudence a fondé la répartition de la responsabilité pour les dommages causés par les activités administratives sur une distinction de la faute personnelle de l’agent qui en principe engage sa propre responsabilité civile ; de la faute de service qui engage celle de l’administration selon les règles spéciales du droit public. Après l’arrêt Pelletier et avec le temps, le schéma a fortement penché en faveur de la mise en cause de l’administration.

Outre le fait que la notion de faute personnelle a toujours été entendue de manière très restrictive, elle est une faute intentionnelle ou inexcusable. En effet, la jurisprudence a admis de plus en plus largement que la responsabilité personnelle de l’agent et celle de l’Administration pouvaient se cumuler.

Pourquoi ? Soit parce que pouvait se déceler le cumul d’une faute personnelle et d’une faute de service, et c’est l’hypothèse de l’arrêt Anguet, soit parce que, bien qu’il n’y ait eu qu’une faute personnelle, elle apparaît comme non détachable du service, comme par exemple lorsqu’elle est commise avec les instruments du service : est l’hypothèse qu’illustre notamment l’arrêt Époux Lemonnier du 26 juillet 1918.

Les faits et la procédure de l’arrêt Pelletier de 1873

Les faits et la procédure de l’arrêt Pelletier sont les suivants : Monsieur Pelletier demande au tribunal judiciaire de déclarer illégale une saisie d’un journal qu’il s’apprêtait à publier, conformément à la loi sur l’état de siège. Il demandait, en outre, d’ordonner la restitution des exemplaires confisqués et de condamner le commandant de l’état de siège, à savoir le préfet du département et le commissaire de police investis en réparation des dommages et intérêts subis.

Le système juridictionnel français repose sur le principe fondamental de la séparation des autorités administratives et judiciaires, solennellement affirmé par la célèbre loi des 16-24 août 1790, qui proclame que « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. » Dès lors, les juges ne pourront pas, sous « peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs à raison de leurs fonctions ».

Le conflit est élevé par le préfet du département de l’Oise sur la compétence du litige introduit devant la juridiction du tribunal de Senlis et intervenu entre Mr Pelletier et le général de Ladmirault, en qualité de commandant de la première division militaire, les sieurs Choppin, en tant que Préfet du département de l’Oise et Leudot en tant que commissaire spécial de police de Creil.

Mais quel était donc le problème de droit de l’arrêt Pelletier ? C’est ce que nous allons voir maintenant.

L’arrêt Pelletier : Les prétentions des parties et le problème de droit

Monsieur Pelletier soumet à la juridiction judiciaire la nullité de la décision de saisine, la condamnation, des protagonistes de cette action en réparation les dommages et intérêts occasionnés par la saisie du numéro de journal qu’il s’apprêtait à publier. Il demande également à ce que les exemplaires saisis soient rendus.

Dans cet arrêt Pelletier, le conflit étant élevé, le Tribunal des conflits devait donner une interprétation de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII instituant « la garantie des fonctionnaires ». En effet, en vertu de cet article, un particulier ne pouvait poursuivre un fonctionnaire devant les juridictions de l’ordre judiciaire, qu’avec l’autorisation du Conseil d’État.

Au-delà de la seule interprétation de la loi précitée, était soumise à la juridiction des conflits la question de trancher la question de savoir quelle serait la juridiction compétente pour répondre de la responsabilité personnelle des agents administratifs ?

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La solution de l’arrêt Pelletier du Tribunal des conflits

Par une décision Pelletier rendue par le Tribunal des conflits en date du 30 juillet 1873, la juridiction judiciaire est incompétente pour connaître de la responsabilité personnelle des agents administratifs.

À la lecture de l’arrêt Pelletier, il apparaît que la loi des 16-24 août 1790 soustrayait l’Administration à la compétence des tribunaux ordinaires. L’administration s’était très rapidement dotée d’un juge, le Conseil d’État, qui, depuis 1872, possède toutes les prérogatives d’un organisme juridictionnel indépendant de l’exécutif.

La loi des 16-24 août 1790 et la jurisprudence ultérieure n’affranchissent donc pas les services publics de tout contrôle juridictionnel, mais seulement de celui des tribunaux judiciaires ; en revanche le juge administratif est le juge de droit commun de l’administration.

Les principes qui viennent d’être rappelés par l’arrêt Pelletier ont également des conséquences dans les rapports entre les victimes, l’administration et les agents de cette dernière. En effet, dans l’arrêt Pelletier, il a été jugé que la séparation des pouvoirs faisait obstacle à ce que les fonctionnaires fussent assignés personnellement devant le juge civil, en dehors du moins des cas où ils auraient commis une « faute personnelle ».

Il faut donc distinguer deux situations :

Soit, le dommage dont une victime demande réparation est imputable à une faute de service.

Alors, la victime disposera alors d’une action devant la juridiction administrative contre le service lui-même ; dans certaines hypothèses, une condamnation pénale de l’établissement public personne morale est également possible si le défaut dans le fonctionnement peut donner lieu à qualification pénale, par exemple en cas d’homicide involontaire (Chambre criminelle 9 mars 2010) ;

Soit, le dommage pourra être rattaché à la faute personnelle d’un agent, c’est-à-dire à un agissement qui, par sa nature et sa gravité, est en réalité détachable du service.

Dans ce cas la victime pourra poursuivre l’agent lui-même et cette action devra être portée devant le juge judiciaire. Le Code pénal définit plusieurs infractions susceptibles de conduire à une telle mise en cause : Maladresse, imprudence, inattention, négligence (Code pénal article 221-6 et suivants), omission de porter secours à personne en danger et mise en danger de la personne (article 223-1 du Code pénal) et, euthanasie, qui est assimilée au meurtre (article 221-1 du Code pénal).

La distinction des deux fautes détermine donc la compétence juridictionnelle et entraîne un partage des responsabilités au fond entre la personne publique et son agent.

Deux compléments à l’arrêt Pelletier ont ensuite été apportés à cette distinction entre faute personnelle et faute de service.

D’une part, des possibilités de cumul ont été reconnues, en cas de cumul de deux fautes, faute personnelle et faute de service, à l’origine d’un dommage (CE, 3 févr. 1911, Anguet) puis de cumul de responsabilités, lorsqu’un agissement, bien que revêtant le caractère d’une faute personnelle, a été commis à l’occasion du service ou dans le service et n’est pas dépourvu de tout lien avec lui (CE, 26 juillet 1918, Époux Lemonnier).

Ces cumuls ouvrent à la victime la possibilité d’une double action, contre l’agent devant l’autorité judiciaire et contre la personne publique dont celui-ci relève devant le juge administratif et le juge saisi indemnisera la totalité du préjudice, même si celui-ci n’est que pour partie dû à une faute de service ou encore à une faute personnelle.

D’autre part, la jurisprudence postérieure à l’arrêt Pelletier a restreint la notion même de faute personnelle détachable du service et, par voie de conséquence, la responsabilité personnelle irréductible des agents en retenant une acception de plus en plus large de la faute « non dépourvue de tout lien avec le service », qui est susceptible comme telle d’engager la responsabilité du service.

Ainsi, pratiquement toutes les fautes personnelles commises dans le service sont indissociables du service, sauf celles qui comportent une intention de nuire ou présentent une gravité inadmissible.

La portée de l’arrêt Pelletier du Tribunal des Conflits

Par conséquent, la jurisprudence initiée par l’arrêt Pelletier permet d’engager le plus souvent directement la responsabilité du service, est très protectrice des victimes, car celles-ci peuvent ainsi se retourner contre un débiteur solvable.

Elle est également très favorable pour les fonctionnaires, dont la faute personnelle irréductible est très restreinte. Qui plus est, si le dommage a été causé par la conjonction d’une faute de service et d’une faute personnelle et que la victime a choisi d’obtenir devant le juge judiciaire la condamnation de l’agent, celui-ci peut ensuite se retourner contre l’administration en exerçant une action récursoire pour récupérer tout ou partie de l’indemnité (CE 28 juillet 1951 Delville).

En outre, lorsque la victime a choisi l’action devant le juge judiciaire et que celui-ci a condamné l’agent alors qu’aucune faute personnelle détachable du service ne pouvait lui être reprochée, l’administration doit couvrir l’agent des condamnations civiles prononcées contre lui : Ainsi, s’agissant d’un médecin hospitalier condamné à tort par le juge judiciaire (CE 26 Avril 1963, Centre hospitalier Besançon).

Toutefois, l’administration n’est pas privée de tout recours contre ses agents. La jurisprudence postérieure à l’arrêt Pelletier tend à mettre en scène une faute personnelle de l’agent qui est aussi recherchée par l’administration qui l’emploie et plus seulement par une victime extérieure.

Lorsqu’un dommage a été causé par la conjonction d’une faute personnelle et d’une faute de service, ou par une faute personnelle, mais qui n’est pas dépourvue de tout lien avec le service, et que l’administration a en conséquence été condamnée à indemniser la victime de l’intégralité du préjudice subi, l’administration pourra exercer une action récursoire contre l’agent auteur de la faute personnelle, en émettant un ordre de versement ou un état exécutoire à son encontre : Telle est la solution dégagée par un arrêt du Conseil d’État du 28 juillet 1951 (CE 28 juillet 1951 Laruelle).

Dans ce cas, l’administration ne demande pas mécaniquement à l’agent l’indemnité que celui-ci aurait dû verser à la victime si elle l’avait poursuivi pour sa faute personnelle ou ne répartit pas la charge indemnitaire à exacte proportion de la gravité des fautes commises par l’agent et par le service.

En effet, le préjudice dont il est demandé la réparation est le préjudice qu’a subi directement l’administration du fait qu’elle a été tenue d’indemniser la victime ; et l’agent peut être reconnu responsable envers l’administration d’un agissement qui n’aurait pas été considéré comme une faute personnelle par le juge judiciaire saisi d’une action de la victime.

Les litiges entre l’administration et ses agents ne peuvent trouver leur solution que dans les principes de droit public. Ainsi, seul le juge administratif a la qualité pour en connaître (Tribunal des conflits 26 mai 1954, Moritz).

En particulier, les rapports entre un hôpital public et un médecin participant à l’exécution des fonctions assumées par cet hôpital sont des rapports de droit public et la juridiction administrative a seule la qualité pour en connaître, alors même que les faits reprochés au médecin auraient le caractère d’une faute personnelle (CE 15 juillet 1964, Hôpital-hospice d’Aunay-sur-Odon).

Il est vrai que depuis la décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 1987 (Conseil Constitutionnel 23 janvier 1987) le caractère naturel de la compétence administrative pour appréhender le contentieux de la responsabilité administrative est remis en cause puisque, selon cette décision, seul relève constitutionnellement de la juridiction administrative le contentieux de l’annulation et de la réformation des décisions administratives exécutoires (avec des dérogations et des exceptions possibles).

Ce caractère demeure donc seulement sous réserve d’une intervention du législateur, qui reste parfaitement libre de transférer au juge judiciaire le contentieux correspondant, par parties ou – mais l’hypothèse est plus improbable – dans son intégralité.

Mais pour l’heure, la juridiction administrative conserve la maîtrise de la faute de service malgré les enclaves non négligeables qu’occupe le juge judiciaire qui applique alors généralement les règles de la responsabilité civile telles que les organise le Code civil.

L’incidence croissante du droit européen sur le droit de la responsabilité administrative ne remet pas en cause la distinction française de la faute de service et de la faute personnelle.

En effet, par principe, les États membres sont compétents pour organiser le régime de responsabilité administrative pour violation du droit communautaire. À cet égard, le droit communautaire ne s’oppose pas au principe de la responsabilité personnelle des agents en cas de violation du droit communautaire, mais ne l’impose pas non plus (CJCE, 17 avril 2007).

Les critères de distinction de la faute de service et de la faute personnelle font aujourd’hui, malgré certaines différences de présentation doctrinales, l’objet d’un assez large consensus sur les principes, consensus qui ne doit pas cacher le caractère difficilement prévisible de la jurisprudence dès lors que sont en cause des notions aussi flexibles que celles de « gravité » ou de « détachabilité ».

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Ange

L’arrêt ci a ete le point départ du nouvel air