En quoi l’arrêt Lemaire du 9 mai 1984 est-il fondateur en droit de la responsabilité civile ?

Arrêt Lemaire

L’arrêt Lemaire de l’assemblée plénière du 9 mai 1984, rendu le même jour que l’arrêt Derguini est un arrêt majeur dans la construction de la jurisprudence en matière de responsabilité civile. Il introduit la rupture avec l’acception traditionnelle de la faute.

Autrefois, la faute supposait un élément intentionnel, de telle sorte que la capacité de mesurer les conséquences de ses actes était une notion centrale. Désormais, il y a un abandon du critère d’imputabilité de la faute, la capacité pour un agent de manifester une volonté libre et une intelligence lucide.

Ces considérations sont abandonnées à partir de cette décision. Les juges du fond optent pour une faute objective qui ignore le jeune âge ou l’état de démence de l’auteur du dommage.

Découvrez tout ce qu’il y a à savoir sur l’arrêt Lemaire du 9 mai 1984 dans les prochains développements ! 🙂

Quels sont les faits et la procédure de l’arrêt Lemaire ?

Le jeune Dominique âgé de 13 ans pénètre dans une dépendance de la fermée exploitée par ses parents et tente de visser une ampoule dans une douille électrique. Il meurt à la suite d’une électrocution.

Quelque temps avant ce tragique accident, un ouvrier électricien avait procédé à des travaux dans l’étable où se sont produits les faits.

Les parents du jeune défunt demandent la condamnation de l’électricien sur le plan pénal, mais aussi la réparation de leur dommage devant les juridictions civiles. Ils souhaitent, ainsi, mettre en évidence une faute de l’ouvrier au sens de l’article 1382 du code civil, actuel 1242 (Article 1242 alinéa 5, responsabilité du commettant du fait des préposés), ayant entraîné la mort de leur enfant. Ils relèvent également, la responsabilité de l’employeur du fait de son préposé, en vertu de l’article 1384 alinéa 4 ancien du Code civil.

Le Tribunal correctionnel de Dunkerque, par son jugement du 11 mai 1979, déclare l’ouvrier coupable du délit d’homicide involontaire. Il écope d’une amende avec sursis. Sur le plan civil, il est jugé responsable pour moitié des conséquences de l’accident. L’employeur est jugé entièrement responsable des dommages causés par son préposé, au sens de l’article 1384 alinéa 4.

Appel est interjeté devant la cour d’appel de Douai. Dans son arrêt du 28 mai 1980, elle infirme le jugement rendu en première instance. Elle décide que l’ouvrier électricien est coupable du délit d’homicide involontaire, le condamne à une peine d’amende avec sursis et la relaxe de l’employeur. Elle relève la faute de la victime entraînant l’exonération partielle de la faute de l’ouvrier électricien.

Insatisfaits de l’arrêt de la cour d’appel de Douai, les parents du jeune Dominique forment un pourvoi en cassation.

Les prétentions des parties et les questions de droit de l’arrêt Lemaire

La cour d’appel de Douai, dans le volet civil de l’arrêt Lemaire, aboutit à un partage de responsabilité entre l’ouvrier électricien et le jeune Dominique. Elle constate que le « montage utilisé dans la ferme était interdit », mais elle ajoute que « la victime a omis de couper le courant ». Elle précise pour démontrer la faute de la victime que « l’enfant aurait dû couper le courant avant de visser l’ampoule aucune indication ne pouvant être déduite de la position de l’interrupteur ».

Les parents de l’enfant forment le pourvoi en cassation pour soulever un élément qui pourrait être crucial : le discernement de l’enfant. Ils reprochent aux juges du fond de retenir à l’encontre de l’enfant défunt de treize ans, une faute ayant participé à son propre dommage sans s’interroger sur la capacité de discernement de ce dernier et sur sa compréhension des conséquences de son acte fautif.

Pour rappel, le discernement correspond à la conscience, la capacité de perception et de jugement. Il est l’outil qui nous permet de distinguer le bien du mal, le licite de l’illicite et ; par conséquent, l’entendement nécessaire pour orienter nos actions en conformité avec la loi. Les parents forment, de ce fait, un pourvoi en cassation.

La question est de savoir s’il est possible de retenir la faute d’un enfant victime d’homicide involontaire ayant contribué à son dommage sans s’interroger sur sa capacité à discerner les conséquences de son acte fautif ou encore si le discernement est un élément dispensable dans la caractérisation de la faute.

Soumis au litige, le Premier Président de la Cour de cassation constate que le pourvoi pose une question de principe et que les juges du fond pourraient diverger sur la solution susceptible d’être apportée. Il renvoie, donc, par ordonnance du 15 mars 1983 les parties et la cause devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation.

Quid de la solution de la Cour de cassation pour l’arrêt Lemaire ?

Quelle est la solution de l’arrêt Lemaire rendue en date du 9 mai 1984 ?

Par son arrêt de l’Assemblée plénière, la Cour de cassation rejette le pourvoi formé par les parents de la jeune victime. Elle décide que « la cour d’appel, qui n’était pas tenue de vérifier si le mineur était capable de discerner les conséquences de son acte ». La Haute juridiction confirme le partage de responsabilité entre l’ouvrier électricien exonéré partiellement et le jeune Dominique.

On dénombre trois causes exonératoires de la responsabilité civile : la force majeure, le fait de la victime et le fait d’un tiers. Le fait de la victime comprend la faute de la victime ou la prédisposition de celle-ci. Dans cette classification, on considère soit que la faute de la victime peut s’apparenter à un cas de force majeure alors l’auteur du dommage est totalement exonéré, soit que la faute ne présente pas les caractères de la force majeure par conséquent elle se solde par une exonération partielle.

En droit de la responsabilité civile, la définition de la faute a pu susciter des interrogations, il est possible de l’assimiler à « la violation d’une norme ou d’un devoir qui s’imposait à l’agent ». Cette définition classique n’est pas remise en cause par la réforme extra-contractuelle du droit de la responsabilité civile, qui définit la faute comme « la violation d’une prescription légale ou le manquement au devoir général de prudence ou de diligence ».

Traditionnellement la responsabilité de l’enfant dépourvu de discernement était exclue. La jurisprudence, en effet, refusait de qualifier de faute, le comportement d’un infans, qui, en raison de son jeune âge, était dépourvu de réelle conscience. Les tribunaux estimant qu’il ne pouvait commettre de faute au sens de l’article 1240 du Code civil, car son comportement ne lui était pas imputable.

Désormais, lorsqu’il s’agit d’engager une responsabilité pour faute, la condition d’imputabilité morale de la faute est désormais évincée en droit de la responsabilité civile, de telle sorte que tant les infantes que les déments sont susceptibles de se voir reprocher leur fait personnel fautif. Cela se justifie, dans la mesure où du point de vue de la victime, la faculté de discernement du responsable est relativement indifférente.

La faute revêtait une double fonction, la réparation et la punition. La responsabilité d’un infans ou d’une personne présentant des troubles mentaux ne pouvait être engagée dans la mesure où seule la finalité réparatrice pouvait être atteinte. C’est le parti-pris de la protection des victimes qu’il faut indemniser que l’on comprend au travers de cette construction jurisprudentielle.

En l’espèce, il est décidé que « l’enfant de 13 ans, mortellement électrocuté en vissant une ampoule sur une douille dont l’installation était défectueuse aurait dû couper le courant avant de visser l’ampoule ». La faute de la victime est ainsi mise en évidence et le discernement mis sous silence.

Dans cette froide logique, la Cour de cassation reconnaît que les personnes privées de discernement sont capables de commettre une faute lorsqu’elles causent un dommage à autrui, il est parfaitement possible de les constituer en faute lorsqu’elles sont victimes d’un dommage causé par autrui, avec toutes les conséquences s’y attachant. C’est le glissement vers une objectivation de la faute.

La faute objective est la faute des articles 1382 et 1383, devenus 1240 et 1241, c’est-à-dire dénués de tout élément moral et simplement caractérisés par un comportement matériel contraire à la règle de droit.

La faute civile ne requiert pas une donnée intentionnelle, d’autre part, les juges du fond ne sont pas tenus de vérifier si le défendeur est capable de discerner les conséquences de son acte pour caractériser une faute commise par lui (Cass deuxième chambre civile du 12 décembre 1984) ; ou encore la faute civile peut être retenue alors même que son auteur ne serait pas capable de discerner les conséquences de son acte (Cass 2e ch civile 28 février 1996).

Une conception purement objective de la faute, quoique réclamée et prônée par une part importante de la doctrine n’est pas sans inconvénient. À supposer que la victime ait intérêt à agir contre l’infans, celui-ci sera presque toujours insolvable. Ce qui la conduira à agir de préférence et chaque fois qu’elle le pourra, sur le fondement de l’article 1242 alinéa 4 du Code civil relatif à la responsabilité des pères et mères à raison du dommage causé par leurs enfants mineurs habitant avec eux.

La faute étant une notion objective, elle s’apprécie par référence à un comportement normal. Il s’agit d’une application abstraite expurgée de tout élément subjectif.

La comparaison ne se fera pas par rapport à un enfant du même âge, mais à l’aune du comportement qu’aurait eu une personne raisonnable. Ce qui induit une grande sévérité de la part des tribunaux qui retiennent facilement l’existence d’une faute.

Poursuivons avec la solution rendue par l’assemblée plénière pour l’arrêt Lemaire …

Quelle est la portée de l’arrêt Lemaire rendu le 9 mai 1984 par la Cour de cassation ?

Si la notion traditionnelle de faute subjective est retenue dans le domaine particulier de la responsabilité de l’infans, ce dernier ne saurait être responsable des dommages causés par son fait, pour des agissements dont il ne mesure ni la portée ni la gravité. Cette solution n’est pas celle retenue par la jurisprudence et encouragée par une partie de la doctrine.

Ainsi, sous l’influence notamment de la loi du 3 janvier 1968 qui a introduit dans le Code civil le célèbre article 489-2, les tribunaux se sont progressivement détachés d’une acception purement subjective de la faute. À la faveur des arrêts Derguini, l’arrêt Lemaire et Samir du 9 mai 1984, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a formellement reconnu que l’infans était responsable des conséquences de ses actes.

Malgré quelques hésitations jurisprudentielles subséquentes, le principe a été fermement réaffirmé, notamment par un arrêt du 28 février 1996 confirmé par un arrêt du 19 février 1997 dans lequel la 2e chambre civile affirme que « la faute d’un mineur peut être retenue à son encontre même s’il n’est pas capable de discerner les conséquences de son acte ».

En matière de responsabilité civile, les juges n’ont plus à rechercher si le mineur a un discernement puisque l’Assemblée plénière de la Cour de cassation par ces arrêts du 9 mai 1984 a abandonné la question de l’imputabilité et opté pour une conception objective de la faute, sans examiner si, lors des faits, l’enfant avait le discernement suffisant pour comprendre ses actes.

Cette jurisprudence, reposant sur une logique d’indemnisation des victimes, n’est pas toujours bien reçue par les auteurs qui y voient une dénaturation de la faute. Face aux conséquences très lourdes issues d’une telle jurisprudence, certains auteurs ont émis le vœu que pareille responsabilité soit couverte par un système d’assurance (comme cela existe en matière scolaire par exemple) de manière à ne pas obérer l’avenir de l’infans tenu responsable.

Il serait également préférable, selon ces mêmes auteurs, que la faute de l’infans victime ne soit plus appréciée de manière objective. Certains plaident en faveur d’une approche comparative du comportement de l’enfant avec celui d’un autre enfant du même âge. Le modèle de référence devrait être adapté (Cass 1ère civ 6 mars 1996).

L’élément subjectif d’un fait personnel tient à la conscience que l’auteur avait de son acte. En ce sens, et outre la faute, il a longtemps été exigé une autre condition : l’imputabilité de l’acte à l’agent.

Deux causes suppriment l’imputabilité : la démence et la toute petite enfance entraînant le principe d’irresponsabilité des aliénés et des infantes. Mais sous l’effet de l’objectivation de la faute et en contrepoint de l’abandon de toute imputabilité morale du fait de l’absence totale de discernement, le législateur d’abord, la jurisprudence ensuite ont renversé ce principe en son contraire et ont admis la responsabilité des premiers puis des seconds.

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