Quel est la solution de l’arrêt Heyriès du 28 juin 1918 du Conseil d’État ?

L'arrêt Heyriès

L’arrêt Heyriès rendu par le Conseil d’État en date du 28 juin 1918 est un arrêt majeur de la jurisprudence administrative. Par cet arrêt, la haute juridiction administrative a donné naissance à la théorie des circonstances exceptionnelles au bénéfice de l’administration. Cette théorie, essentiellement prétorienne, car c’est le fruit de l’œuvre jurisprudentielle, est aujourd’hui reprise à l’article 16 de la Constitution de la 5e République.

En effet, celle-ci permet à l’administration dans des périodes de crise ou de guerre, de s’émanciper non seulement des règles de compétences et éventuellement, des règles de forme voire de fond en vue d’y faire face.

Autrement dit, la théorie des circonstances exceptionnelles issue de l’arrêt Heyriès permet à l’administration d’agir au-delà de ses pouvoirs traditionnels qu’elle tient de la loi pour résoudre une situation grave à laquelle elle est confrontée. Il s’agit dans une certaine mesure d’un élargissement des pouvoirs de l’administration.

Arrêt Heyriès : Faits et procédure

En l’espèce dans l’arrêt Heyriès, le Gouvernement avait par un décret du 10 septembre 1914 décidé de suspendre l’application de l’article 65 de la loi du 22 avril 1905 aux fonctionnaires civils de l’État, en vue de procéder sans délai à des déplacements et nominations. En effet, cet article exigeait de l’administration, la communication à tout agent public de son dossier avant toute mesure disciplinaire prise à son encontre.

Or, le 22 octobre 1916, M. Heyriès, ancien cartographe et dessinateur civil du génie militaire avaient été révoqués par le ministre de la guerre, et ce, sans que son dossier ne lui ait été préalablement communiqué.

En conséquence, ce dernier, ayant estimé que sa révocation était intervenue dans l’inobservation de son droit d’accès à son dossier administratif, il avait décidé d’attaquer ladite mesure devant le Conseil d’État en excipant de l’illégalité du décret du 10 septembre 1914.

Les prétentions des parties et la question de droit de l’arrêt Heyriès

En substance dans l’arrêt Heyriès, le requérant avait fait grief au décret du 10 septembre 1914 de violer l’article 65 de la loi du 22 avril 1905 en ce que le Gouvernement ne serait pas compétent pour prendre une telle mesure.

En effet, M. Heyriès prétendait qu’il n’était pas du ressort du pouvoir réglementaire de suspendre l’application d’une loi qui mettait à la charge de l’administration l’obligation de communiquer aux fonctionnaires faisant l’objet de mesure disciplinaire leur dossier préalablement à toute prise de sanction disciplinaire à leur encontre. Dès lors, le décret 10 septembre 1914 précité devait être annulé, car illégal.

En l’espèce dans l’arrêt Heyriès, le Conseil d’État devait répondre à la question de savoir si une mesure réglementaire pouvait légalement suspendre l’application d’une norme à valeur législative. Autrement dit, le Conseil d’État devait apprécier l’étendue des pouvoirs de l’administration en situation de crise.

Quelle est la solution de l’arrêt Heyriès rendue en date du 28 juin 1918 ?

En réponse à la question de droit soulevé dans l’arrêt Heyriès, le Conseil d’État a répondu par la négative. En effet, le juge suprême administratif a jugé que malgré que le gouvernement ait été incompétent en situation normale pour suspendre l’application d’une norme à valeur législative, il n’en demeurait pas moins que sa décision pouvait se justifier au regard du contexte par le souci d’assurer le bon fonctionnement du service public.

Ce considérant est sans nul doute révolutionnaire. En effet, on aurait pu s’attendre à ce que le Conseil d’État fasse droit à la demande du requérant en annulant le décret puisque de toute évidence, il était légalement impensable que celui-ci puisse emporter la suspension d’une loi créatrice d’obligations dans le chef de l’administration.

D’ailleurs, c’est ce que les principes de la légalité et du respect de la hiérarchie des normes commandaient. L’application stricte de la loi aurait donc voulu que le requérant obtienne gain de cause, car le décret en cause était visiblement contraire à l’article 65 de la loi de 1905 qui imposait à l’administration la communication à chaque fonctionnaire, sous le coup d’une procédure disciplinaire, son dossier avant toute sanction à son encontre.

Or, dans l’arrêt Heyriès, le ministre de la guerre avait révoqué M. Heyriès sans avoir respecté cette obligation. La mesure révocatoire violait donc l’article 65 précité. Certes, ladite mesure avait pour appui le décret du 10 septembre 1914 en cause, mais l’illégalité de ce dernier devait en principe entraîner également celle de cette mesure.

C’est pourquoi le Conseil d’État aurait dû faire droit à la requête de M. Heyriès en constatant tout simplement l’annulation dudit décret et par ricochet, de la mesure révocatoire visant le requérant.

Toutefois, le Conseil d’État en a fait ici une appréciation complètement différente. En effet, tel que nous l’avons déjà relevé, le juge administratif a estimé dans l’arrêt Heyriès que les circonstances ayant motivé l’adoption du décret se justifiaient par l’impératif catégorique d’assurer la bonne « marche de l’administration ». Par conséquent, la haute juridiction de l’ordre administratif a débouté le requérant.

Aussi incroyable soit-elle, la solution retenue dans l’arrêt Heyriès est compréhensible et le raisonnement du Conseil d’État n’est finalement peut-être pas si incohérent. Pour mieux le saisir, il faut se reporter à l’histoire en situant les faits dans leur contexte.

En effet, il faut se souvenir que le décret en cause était intervenu en 1914 soit au début de la Grande Guerre. Ainsi, pour les besoins du fonctionnement normal et commodes de l’administration, le gouvernement avait été amené à restreindre certains droits acquis des citoyens en l’occurrence, le droit d’accès à leur dossier administratif pour les fonctionnaires préalablement à toute sanction disciplinaire à leur encontre.

Ce faisant, on peut raisonnablement penser que l’on n’était plus dans une situation normale puisque la guerre commençait et donc, il n’était important et certainement pas moins loisible que l’on puisse limiter certains droits des citoyens à partir du moment où cela pouvait être de nature à permettre la sauvegarde de l’intérêt général.

C’est en effet, ce qui a retenu l’attention du Conseil d’État. Tout d’abord, il a rappelé qu’en principe, il n’est pas de la compétence du pouvoir réglementaire de suspendre l’application d’une loi.

Cependant, il a reconnu aussi dans le même temps qu’il est du rôle de ce dernier de veiller à ce qu’à toute époque les services publics institués par les lois ainsi que par les règlements soient en état de fonctionner, et ce même en cas de guerre.

De ce fait, il lui appartenait d’apprécier que l’application de l’exigence de communication du dossier au requérant « […] pendant la période des hostilités, […] », n’était pas « […] de nature à empêcher […] l’action disciplinaire de s’exercer et d’entraver le fonctionnement des diverses administrations nécessaires à la vie nationale […]».

Par conséquent, la haute juridiction administrative avait estimé qu’en raison des conditions d’exercice du pouvoir ainsi qu’au regard de la conjoncture qui prévalait à l’époque, les pouvoirs publics se devaient d’édicter des mesures indispensables pour assurer l’exécution des services publics placés sous son autorité. C’est ainsi la naissance de la théorie des circonstances exceptionnelles et donc, la reconnaissance d’une « légalité spéciale ou de crise » dans le chef de l’administration.

La décision du Conseil d’État dans l’arrêt Heyriès est très intéressante, et ce, pour deux raisons. Premièrement, elle nous rappelle que le principe demeure la soumission de l’administration au principe de légalité. Ce principe qui veut que toutes les actions des autorités administratives s’expriment et s’inscrivent dans le périmètre limité par la loi.

Ensuite, elle nous renseigne qu’exceptionnellement, l’administration peut être autorisé ou amené à s’émanciper du respect de ce principe fondamental, mais dans le seul dessein de veiller à la bonne « marche de l’administration » ou autrement, de réaliser un objectif d’intérêt général.

En effet, c’est en s’appuyant sur l’article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 prévoyant les attributions du chef de l’État et donc des compétences octroyées au pouvoir exécutif dans son ensemble que le juge suprême administratif avait dégagé cette exception. En fait, le Conseil d’État s’était livré à une interprétation extensive de cet article.

C’est ainsi qu’en raison des attributions que tient le président de la République dudit article en tant que chef de l’administration française, devant promulguer et surtout assurer l’exécution des lois, le Conseil en avait déduit qu’il lui appartenait aussi, eu égard aux différents services publics instaurés par une norme législative ou administrative, et ce, « à tout instant, quelle qu’en soit l’époque », de veiller à ce que ces services soient « en mesure de fonctionner normalement » et ce, que « la France soit en période ordinaire ou en période de crise ».

Dès lors, le gouvernement voit depuis ses pouvoirs s’étendre en période de crise. Toutefois, l’extension des pouvoirs ne veut pas dire qu’ils sont arbitraires en ce que l’administration aurait la latitude d’agir comme elle l’entend. En effet, le Conseil d’État, soucieux d’assurer le respect du droit, avait tenu dans l’arrêt Heyriès à préciser les conditions justifiant le recours aux pouvoirs exceptionnels par l’administration.

Ainsi, avait-il rappelé que le recours aux pouvoirs exceptionnels doit être lui-même exceptionnel. Autrement dit, seuls les événements graves et imprévus peuvent être de nature à justifier celui-ci. « La légalité spéciale » doit donc demeurer une exception.

Ensuite, le Conseil d’État avait précisé dans cet arrêt Heyriès que le recours aux pouvoirs exceptionnels par l’administration doit être justifié par l’impossibilité de celle-ci à agir convenablement dans le cadre légal. En une phrase, l’administration ne doit avoir d’autre choix que de s’émanciper des règles de droit dont elle est en principe tenue.

Enfin, le recours aux pouvoirs exceptionnels même justifié par l’impossibilité de l’administration à agir conformément à la légalité ne vaut que si le but du recours est justifié par un intérêt suffisant d’y recourir. C’est la troisième condition imposée par le Conseil d’État pour la validité de l’exercice des pouvoirs exceptionnels. En fait, l’administration doit avoir agi ou agir dans le souci d’assurer la continuité des services publics.

Ce n’est qu’en respectant cette triple condition que les mesures prises sous l’égide de l’application de la théorie des circonstances exceptionnelles peuvent être valables. Dans le cas contraire, le juge administratif pourrait intervenir et les annuler même si la vérification ne se faisait qu’à posteriori.

Quelle est la portée de l’arrêt Heyriès rendu le 28 juin 1918 par le Conseil d’État ?

Par l’arrêt Heyriès, le Conseil d’État a consacré la théorie des circonstances exceptionnelles permettant ainsi à l’administration de s’émanciper sous le respect de certaines conditions du respect du principe de légalité mise à sa charge.

En effet, dans l’arrêt Heyriès, le Conseil a déduit du pouvoir d’exécution des lois dans le chef du gouvernement, un droit implicite de différer l’exécution et la suspension des lois en temps de paix comme en temps de guerres.

Aujourd’hui, ce droit connu sous le nom de « pouvoirs exceptionnels » du Président de la République est reconnu par l’article 16 de la Constitution de 1958. On peut donc dire que la jurisprudence (voir la définition) de l’arrêt Heyriès est une solution de principe reprise par le législateur à son compte.

Ce n’est pas du tout étonnant puisque la tendance semble de nos jours être favorable à un développement du droit de la crise. En effet, si le droit a pour ambition d’organiser la vie en société et donc de résoudre des crises, lorsque ce dernier est à son tour en crise en raison de certaines situations exceptionnelles qui empêchent son application, il lui faut substituer un « droit de la crise ».

C’est là où entre jeux les pouvoirs exceptionnels de l’administration seule capable de pallier les problèmes au plus vite. Cette solution retenue dans l’arrêt Heyriès a d’ailleurs été reprise quelques mois plus tard par le Conseil d’État dans son arrêt Dames Dol et Laurent du 28 février 1919 dans lequel, le Conseil d’État a reconnu explicitement que les mesures adoptées en vue de limiter la liberté de commerce et d’industrie ou la liberté individuelle tout court en raison d’un état de siège décrété en temps de guerre, n’étaient nullement entachées d’illégalité.

Aussi, dans un autre arrêt du 12 juillet 1969, Chambre de commerce et d’industrie de Saint-Étienne, le Conseil d’État s’était fondé sur les mêmes circonstances exceptionnelles pour reconnaître la légalité de certaines interventions des collectivités locales en matière économique, notamment les interventions économiques qui sont en principe interdites en vertu du principe de la liberté du commerce et de l’industrie.

En somme, l’arrêt Heyriès, fondateur de la théorie prétorienne des circonstances exceptionnelles, retenue en période spéciale, c’est-à-dire de crise ou de guerre, autorise les pouvoirs publics à s’émanciper sous certaines conditions du respect des règles juridiques et à agir en vue d’assurer la continuité du service public.

Toutefois, le recours à cette théorie qui se veut exceptionnelle n’est qu’une exception dont l’application est rigoureusement contrôlée par le juge administratif. Élargissant certes les pouvoirs des autorités publiques dans le cadre leur mission d’intérêt général, néanmoins, elle ne cautionne pas l’arbitraire.

Ainsi, si les pouvoirs publics sont autorisés à méconnaitre parfois, en cas de nécessité, les règles normalement applicables en période ordinaire ou dite normale, la légalité spéciale créée en leur chef et en temps de guerre n’est pas non plus une porte ouverte à l’abus.

C’est pourquoi le juge administratif peut à tout moment intervenir pour vérifier si les éléments constitutifs d’application de ces pouvoirs sont réunis et, selon le cas, en sanctionner les éventuelles entorses.

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boubacar seck

très instructif

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