Quel est l’apport majeur de l’arrêt Fragonard du 24 mars 1987 en droit des contrats ?

Arrêt Fragonard

L’arrêt Fragonard du 24 mars 1987 est un arrêt majeur en droit des contrats, car il vient soutenir que la nullité d’un contrat pour une erreur sur la substance de la chose qui est l’objet du contrat ne peut être soulevée, s’il existait une incertitude qui faisait partie intégrante du contrat que les parties connaissaient et qu’elles avaient alors accepté.

Ce qu’il faut savoir, c’est que les litiges relatifs aux auteurs d’œuvres d’art enrichissent substantiellement la théorie des vices du consentement. Ainsi, après l’arrêt Poussin rendu le 22 février 1978, il est établi que les hypothèses dans lesquelles il y a croyance erronée de l’un des contractants sur l’une des caractéristiques essentielles de l’objet, en l’espèce, l’authenticité de l’œuvre d’art aboutit à la nullité de la convention de vente.

Cet arrêt Fragonard de la première chambre civile de la Cour de cassation du 24 mars 1987 soulève la place de l’aléa dans les transactions entre vendeur et acheteur. Il met en scène la vente d’un tableau dont l’identité de l’auteur est incertaine, mais clairement annoncée à la présentation de l’œuvre et l’incidence de cette information dans le consentement du vendeur. L’annulation du contrat dépendrait de l’intégration de l’incertitude dans le champ contractuel comme l’illustre subtilement l’espèce suivante.

Les faits et la procédure de l’arrêt Fragonard du 24 mars 1987

Voici les faits ainsi que la procédure de l’arrêt Fragonard :

Un tableau intitulé « le Verrou » est présenté et vendu aux enchères publiques comme étant une création « attribuée » au célèbre peintre Fragonard. L’authenticité du tableau est reconnue postérieurement à la conclusion du contrat de vente.

Les ayants droit estimant le consentement du vendeur vicié sans cette information invoquent la nullité de la vente en se fondant sur l’ancien article 1110 alinéa 1 du Code civil qui disposait que « l’erreur n’est une cause de nullité de la convention que lorsqu’elle tombe sur la substance même de la chose qui en est l’objet ». (voir la différence entre la nullité relative et la nullité absolue).

Le premier jugement rejette les demandes des héritiers du vendeur. L’arrêt de la Cour d’appel du 12 juin 1985 confirme le jugement de première instance et déboute les héritiers.

Insatisfaits de la décision de la Cour d’appel, ils forment un pourvoi en Cassation, ce qui nous amène à présenter la problématique et les prétentions des parties de l’arrêt Fragonard.

Les prétentions des parties et la problématique juridique

Quelles sont les prétentions des parties dans l’arrêt Fragonard ?

La Cour d’appel de Paris s’est essentiellement fondée sur le sens objectif du terme « attribué à ». Elle considère que sa mention laisse planer un doute sur l’authenticité de l’œuvre, mais « n’en exclut pas la possibilité. Ce raisonnement est confirmé et repris par l’article 3 du décret du 3 mars 1981 qui pose le principe selon lequel « l’emploi du terme “attribué à“ suivi d’un nom d’artiste garantit que l’œuvre ou l’objet a été exécuté pendant la période de production de l’artiste mentionné et que des présomptions sérieuses désignent celui-ci comme l’auteur vraisemblable ».

Par ailleurs, la Cour d’appel relève la conviction erronée du vendeur, mais la nuance en mettant en avant l’aléa présent à l’esprit des cocontractants et accepté par eux.

Il est reconnu et admis que « l’aléa chasse la lésion ». Ainsi, dans les cas exceptionnels où un contrat est critiquable pour lésion, comme la vente immobilière ou le contrat de partage le grief ne peut pas être soulevé dès lors que le contrat revêt une nature aléatoire. C’est ce pour quoi optent les juges du fond.

Les ayants droit du vendeur soutiennent quant à eux que les juges du fond ont faits l’économie de rechercher la conviction du vendeur. La conviction, notion intime qui ne peut être parfaitement décelée, se laisse lire autour d’éléments objectifs. Ainsi, ils produisent les avis formels des experts ayant motivé leur conviction excluant l’authenticité de l’œuvre.

Ils estiment, de ce fait, que le décalage entre la conviction de l’authenticité relève de l’erreur et justifierait la nullité du contrat.

Quelle est la problématique soulevée dans l’arrêt Fragonard ?

Il est, donc, soumis à la Haute Cour dans l’arrêt Fragonard, la question de savoir si l’incertitude acceptée par les parties au moment de la formation d’un contrat de vente neutralise toute demande de nullité pour erreur. L’acceptation d’un aléa sur une qualité essentielle de la chose objet du contrat écarte-t-elle l’erreur vice du consentement ?

Quelle est la solution de l’arrêt Fragonard ?

Par cet arrêt Fragonard de la première chambre civile rendu le 24 mars 1987, la Haute Cour rejette le pourvoi formé par les ayants droit du vendeur. Si l’aléa chasse l’erreur, encore faut-il préalablement déterminer le périmètre exact de l’aléa contractualisé, puisque de l’étendue de cet aléa dépendra l’existence de l’erreur et la possible annulation du contrat. C’est à cette tâche que se livre, en l’espèce la Cour.

S’agissant, en premier lieu, des considérations de forme, les juges du droit ont approuvé les énonciations souveraines des juges du fond pour établir que les parties ont accepté l’aléa sur l’authenticité de l’œuvre. Il en ressort que le plaideur qui entend demander la nullité d’une transaction pour cause d’erreur sur la personne, sur l’objet de la contestation, de dol pourrait se voir heurter à une telle dérobée de la part de la Haute cour compte tenu du caractère factuel de ces appréciations.

S’agissant, en second lieu, des considérations de fond, la première chambre civile a refusé, dans son arrêt du 24 mars 1987, de considérer que l’aléa présent dans l’esprit des contractants au moment de la vente de l’œuvre ait pu vicier leurs consentements. Si l’auteur du tableau est ultérieurement établi, les vendeurs peuvent demander l’annulation de la vente pour erreur, à condition qu’il n’y ait pas eu aléa sur cette identité et, surtout, que l’attribution, certaine ou pas, à Fragonard n’ait pas fait l’objet de la transaction.

Ainsi, pour la Cour de cassation, étant donné que le doute sur l’authenticité du tableau était connu du vendeur au moment de la vente, l’opération litigieuse a été réalisée en connaissance de cause. Le doute a intégré le champ contractuel. De ce fait, aucune des deux parties ne pouvait donc soutenir qu’elle avait commis une erreur une fois l’authenticité du tableau avérée.

En dépit d’un changement terminologique de l’erreur sur la substance à l’erreur sur les qualités essentielles, la conception classique de l’erreur est maintenue telle qu’elle avait été forgée par la jurisprudence depuis un siècle (Cassation chambre civile, 28 janv. 1913). Ainsi, l’erreur sur les qualités essentielles doit être comprise comme l’erreur sur les qualités en considération desquelles les parties ont contracté.

Elle peut donc porter sur la prestation de l’une ou l’autre partie et l’acceptation d’un aléa sur une qualité de la prestation chasse l’erreur. En effet, la règle est explicitement rappelée par les rédacteurs de l’ordonnance portant réforme du droit des contrats du 10 février 2016 à travers l’article 1133, alinéa 3, qui énonce que « l’acceptation d’un aléa sur une qualité de la prestation exclut l’erreur relative à cette qualité ». L’incertitude induite par l’aléa sur une qualité de l’objet ne permet en effet plus de dire que l’on s’est trompé sur cette qualité, celle-ci étant incertaine.

Dans cette hypothèse, il y a bien croyance erronée de l’un des contractants sur l’une des caractéristiques essentielles de l’objet : l’authenticité. En revanche, lorsque l’authenticité ne fait aucun doute malgré les rumeurs déniant à l’œuvre une telle qualité (en l’espèce, une toile de Vincent Van Gogh, intitulée Le jardin à Auvers), les acquéreurs ne peuvent obtenir la nullité de l’acquisition pour erreur même si la valeur de la chose a diminué (Cassation première chambre civile 25 mai 2004). En résumé, l’aléa de ce qui n’est pas est distinct de l’aléa de ce qui pourrait être et n’exclut donc pas la certitude de ce qui est…

En parlant de nullité et pour approfondir un peu plus vos connaissances sur le droit des contrats, découvrez aussi : Quels sont les effets de la nullité rétroactive à l’égard des contractants ? Consultez la page pour avoir des explications complètes.

Quelle est la portée de l’arrêt Fragonard ?

La portée de l’arrêt Fragonard est essentielle. En effet, le Code civil n’évoque que très rarement le contrat conclu à ses risques et périls. Il le fait, à propos de la seule vente et de la garantie d’éviction, à l’article 1629 du Code civil. Selon ce texte, « dans le même cas de stipulation de non-garantie, le vendeur, en cas d’éviction, est tenu à la restitution du prix, à moins que l’acquéreur n’ait connu lors de la vente le danger de l’éviction ou qu’il n’ait acheté à ses périls et risques ».

Dans l’arrêt ayant précédé celui soumis au commentaire (l’arrêt Fragonard), les vendeurs cèdent une œuvre sous la croyance qu’il ne peut s’agir d’un Poussin, alors même qu’un doute existe sur l’authenticité de l’œuvre. En d’autres termes, cette peinture peut être de Nicolas Poussin.

En conséquence, les vendeurs ont commis une erreur sur les qualités substantielles de l’œuvre, car il existe une distorsion entre leur croyance – l’œuvre n’est pas de Nicolas Poussin – et la réalité – l’œuvre peut être le fait de ce peintre, qui a entraîné la nullité du contrat. Le contrat de vente est donc nul pour erreur (Cassation première chambre civile 22 février 1978).

Dans une autre affaire Poussin, où le vendeur avait cédé une œuvre attribuée à l’« Atelier Poussin » pour une somme de 1 600 000 francs alors que, huit ans plus tard, une expertise attribua l’œuvre à Nicolas Poussin, œuvre dont la valeur était alors estimée entre 45 et 60 millions de francs, le vendeur obtient la nullité de la vente initiale pour erreur sur la substance puisqu’au moment du contrat (Voir conditions de validité d’un contrat), il « avait acquis la certitude que le tableau n’était pas de l’artiste » alors qu’il avait été réalisé par Nicolas Poussin (Cassation 1ère chambre civile 17 septembre 2003).

En l’espèce, l’argument avancé par les ayants droit pour combattre celui des juges du fond reposait sur l’idée selon laquelle l’aléa n’était pas pleinement accepté et par conséquent ne pouvait chasser l’erreur. Cependant, la mention de l’expression               « attribué à » laisse penser l’inverse. La formule phare que l’on comprend aisément comme un argument commercial a, on l’observe, des conséquences contre-productives.

Il est depuis acquis, en jurisprudence, que lorsque les parties ont contracté en prenant en considération l’incertitude pesant sur telle ou telle qualité, elles ne puissent ensuite invoquer la nullité pour erreur lorsque le doute vient à être levé, dans un sens ou dans l’autre (Cassation première chambre civile 20 mars 2001).

Dans ce cas, il n’y a pas de discordance entre la représentation qu’ont les contractants et la réalité. La première est que la qualité considérée existe ou n’existe peut-être pas. Selon les cas, la réalité est que la qualité est effectivement présente ou qu’elle fait au contraire défaut. Quoi qu’il en soit, c’est l’une des éventualités qui a été intégrée à la décision des contractants, qui ne peuvent donc ultérieurement se plaindre de s’être trompés.

La jurisprudence nous apprend également que par exemple, l’acheteur ayant, à l’occasion de la vente d’un terrain constructible, accepté la clause laissant à sa charge les aléas pouvant résulter de l’éventuel mauvais état du sol et du sous-sol ne peut demander la nullité de la convention pour erreur lorsqu’il s’avère que le terrain litigieux était autrefois une carrière qui avait été remblayée de matériaux et détritus divers (Cassation 3e chambre civile).

De même, l’acquéreur d’actions de la société Eurotunnel ne peut demander l’annulation de sa souscription en faisant valoir que son consentement a été vicié par l’effet d’une erreur sur la qualité substantielle des actions souscrites. Comme le relève la cour d’appel de Paris, « la décision d’acquérir des actions Eurotunnel comporte, indépendamment de l’aléa inhérent à tout investissement en valeurs mobilières de cette nature, une part de risque accrue liée aux caractéristiques de l’entreprise, que l’appelant (l’acquéreur) n’a pu ignorer » (Cassation chambre commerciale 22 mai 2011).

À cet égard, on peut remarquer que la qualité de professionnel d’une des parties peut influencer l’analyse menée par les juges relativement à l’existence de l’aléa. Il a notamment été jugé que l’acheteur professionnel d’un objet d’art, assisté d’un expert, était en mesure d’apprécier la portée de la mention « restauration » figurant au catalogue de vente, ce qui impliquait son acceptation d’un risque lui interdisant d’obtenir la nullité de la vente (Cass Première chambre civile 31 mars 1987).

Il a également été jugé qu’en présence d’une mention portée au catalogue exact et suffisante, l’existence de l’erreur sur une qualité substantielle de l’objet vendu peut être écartée (Cassation première chambre civile 16 octobre 2008).

De même, l’acquéreur de cinq lettres illustrées de Pablo Picasso, qui s’est fondé sur un rapport d’expertise, n’a pas commis d’erreur, dès lors que ce rapport « précise les éléments retenus pour conclure à l’authenticité des documents, comme ses limites (…), et pour certains (des documents), la subsistance explicite – tout au moins pour un professionnel comme (l’acquéreur) d’un aléa » (Cassation première chambre civile 20 mars 2001).

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