L’arrêt Denoyez et Chorques rendu par le Conseil d’État le 10 mai 1974 consacre les règles qui peuvent justifier des différences de traitement entre les usagers d’un service public. Dans cet arrêt Denoyez et Chorques, des administrés se plaignent de l’application d’un tarif préférentiel réservé à des catégories d’usagers pour l’utilisation des voies du bac assurant la liaison jusqu’à l’île de Ré, où ils possèdent des résidences secondaires.
Le Conseil d’État dans l’arrêt Denoyez et Chorques admet trois cas dans lesquels la fixation de tarifs différents pour un même service rendu à différents usagers d’un service public est légale : La différenciation implique qu’elle soit la conséquence d’une loi, ou qu’il existe des différences de situation appréciables entre les usagers, ou une nécessité d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service.
Le principe d’égalité a une place fondamentale en droit français. La liberté et l’égalité apparaissent nécessaires à la réalisation d’autres droits et libertés. L’arrêt Denoyez et Chorques est une décision de principe en matière d’égalité du service public, en ce qu’il permet que des différences de traitement puissent être pratiquées pour des raisons d’intérêt général.
Arrêt Denoyez et Chorques : Les faits et la procédure
Les sieurs Denoyez et Chorques sont propriétaires de résidences secondaires de vacances sur l’île de Ré. Un service de bacs exploité depuis 1970 par la régie départementale des passages d’eau permet de relier la Pallice sur le continent à l’île de Ré.
Le département applique trois tarifs variables pour emprunter la voie de bacs. Ces tarifs sont basés sur le domicile, selon que l’usager réside sur l’île de Ré, dans le département de la Charente-Maritime ou à l’extérieur de ce territoire.
Les administrés présentent une demande à la préfecture de la Charente-Maritime pour que leur soit appliqué, en lieu et place du tarif général, soit le tarif réduit réservé aux habitants de l’île de Ré, soit, à défaut, le tarif pratiqué pour les habitants du département.
Le sieur Denoyez soumet par ailleurs une demande annexe pour la restitution d’un trop-perçu du prix depuis 1964 ainsi que la suppression du tarif des cartes d’abonnement en vigueur depuis 1972.
Leur demande est rejetée par des décisions prises respectivement en date des 3 juin et 27 octobre 1971. Insatisfaits, ils présentent une requête à l’encontre d’une décision préfectorale devant le tribunal administratif de Poitiers.
Par un jugement du 7 juin 1972, la juridiction administrative rejette la requête des administrés. Ils saisissent le Conseil d’État aux fins de faire annuler les jugements ayant refusé de faire droit à leur demande.
Les requêtes respectives exposées dans l’arrêt Denoyez et Chorques présentent à juger la même question, elles sont donc jointes pour que le juge y statue dans la même décision.
L’arrêt Denoyez et Chorques : Les prétentions des parties et la question de droit
Les requérants dans l’arrêt Denoyez et Chorques estiment que la distinction entre les tarifs consentis aux différents usagers est illégale et contraire au principe d’égalité devant le service public. Du fait de leurs résidences secondaires sur l’île, ils entendent bénéficier du même tarif que les insulaires ou à défaut les habitants du département.
L’arrêt Denoyez et Chorques soulève la question de la légalité d’une tarification préférentielle selon les différences de situation des usagers, par rapport au principe d’égalité devant le service public.
La solution de l’arrêt Denoyez et Chorques rendue en date du 10 mai 1974
Le Conseil d’État statue au contentieux dans l’arrêt Denoyez et Chorques rendu le 10 mai 1974. La solution dégagée dans l’arrêt Denoyez et Chorques admet l’application de tarifs différents.
La Haute juridiction établit ici la règle selon laquelle la fixation de différents tarifs pour un même service rendu en direction de différentes catégories d’usagers d’un service ou d’un ouvrage public peut être pratiquée légalement dans trois cas :
-
- Lorsqu’elle résulte d’une loi
- Lorsqu’il qu’il existe des différences de situation appréciables entre les usagers,
- Lorsqu’elle relève d’une nécessité d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service ou de l’ouvrage public.
La Haute juridiction dans l’arrêt Denoyez et Chorques juge qu’en tant que propriétaires d’une résidence d’agrément sur l’île de Ré, les requérants ne sauraient « être regardées comme remplissant les conditions justifiant que leur soit appliqué un régime préférentiel » et donc bénéficier du tarif préférentiel réservé aux résidents permanents.
Il existe effectivement une différence de situation appréciable qui justifie que des tarifs différents soient appliqués selon le domicile de l’usager. Partant, les requérants dans l’arrêt Denoyez et Chorques ne sont pas fondés à demander le bénéfice d’un tarif préférentiel, ni au titre d’insulaires ni au titre d’habitants du département.
Par ailleurs, le Conseil d’État décide que le tarif applicable aux habitants de la Charente-Maritime est dépourvu de base légale, en ce qu’« il n’existe aucune nécessité d’intérêt général ni aucune différence de situation » justifiant qu’un traitement particulier leur soit accordé par rapport aux habitants de l’île de Ré.
Les habitants de la Charente-Maritime doivent être soumis au même tarif de passage que les usagers résidant hors du département. Le Conseil général de la Charente-Maritime ne pouvait légalement mettre en place un tarif préférentiel pour cette catégorie d’usagers.
Par conséquent, les requérants Denoyez et Chorques n’auraient pu se prévaloir de ces dispositions illégales. De même, s’agissant de la requête accessoire relative au remboursement de trop-perçu, le sieur Denoyez ne pouvait s’appuyer sur l’application de ces tarifs puisqu’ils étaient illégaux. La demande concernant le tarif d’abonnement en vigueur était, elle, irrecevable.
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La portée de l’arrêt Denoyez et Chorques rendu le 10 mai 1974 par le Conseil d’État
Dans l’arrêt Denoyez et Chorques rendu le 10 mai 1974, le Conseil d’État se prononce sur la différence de traitements entre les usagers d’un service public au nom de l’intérêt général et considère que la fixation de tarifs différents applicables, pour un même service rendu, à diverses catégories d’usagers d’un service public ou d’un ouvrage public implique qu’elle soit la conséquence d’une loi, soit qu’il existe des différences de situation appréciables, soit qu’une nécessité d’intérêt général due aux conditions d’exploitation du service ou de l’ouvrage commande cette mesure.
Le célèbre arrêt Denoyez et Chorques revêt une importance particulière dans la jurisprudence administrative. Dans la solution de cet arrêt, le Conseil d’État admet une dérogation au principe d’égalité. Il convient de revenir sur la consécration d’un tel principe.
Le principe d’égalité de service public est un principe fondamental en droit administratif qui garantit que tous les citoyens ont accès aux services publics de manière égale, sans discrimination fondée sur des critères tels que la race, le sexe, l’âge, la religion, l’orientation sexuelle, l’origine nationale ou ethnique, le statut social ou les opinions politiques.
Le principe d’égalité a été formalisé dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et dans la Constitution de 1958, à plusieurs reprises. Il a donc valeur constitutionnelle.
On en retrouve l’expression à l’article 6 de la DDHC relatif à la loi et au rôle de la loi : La loi est l’expression de la volonté générale. […] Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse.
Ainsi, puisque tous les citoyens sont égaux aux yeux de la loi, alors « ils sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».
On le retrouve également à l’article 13 de la DDHC relatif à l’impôt : Pour l’entretien de la force publique ainsi que pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : « Elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. ».
Le principe d’égalité est présent dans la Constitution de 1958, à l’article 1 : « La France est une République indivisible, laïque et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. ». Le principe est reconnu en se désintéressant des spécificités de l’individu.
Plus récemment, on a introduit une nouvelle phrase : « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales. ».
La République française comme garante de l’égalité devant la loi de tous les citoyens est une affirmation révolutionnaire au regard de l’Histoire de France, jalonnée par des épisodes où l’égalité n’était pas assurée et où des distinctions étaient opérées sur le fondement de la race ou de la religion.
D’autres articles de la Constitution renferment le principe d’égalité : L’article 2 avec la devise nationale « Liberté, Égalité, Fraternité », l’article 3 avec l’égalité de suffrage, l’article 72-2 sur l’égalité des collectivités territoriales, l’article 72-3 sur l’égalité avec les populations d’outre-mer.
Le sens du principe d’égalité a ensuite été précisé dans la jurisprudence, notamment du Conseil d’État. L’arrêt Denoyez et Chorques est une jurisprudence classique en la matière.
Il ressort de cet arrêt que le principe d’égalité n’empêche pas l’application de tarifs différents pour un même service public rendu, pourvu que cette différenciation résulte d’une loi ou qu’elle soit justifiée par l’existence entre les usagers de différences de situation appréciables, ou alors qu’elle répond à un impératif d’intérêt général.
L’égalité s’accompagne alors d’une différenciation rendue possible par des différences de situation appréciables. Le Conseil constitutionnel a eu la même analyse dans une décision du 12 juillet 1979 (n°79-107 DC), où il a été saisi du texte de la loi relative à certains ouvrages reliant les voies nationales ou départementales.
Cette loi, par dérogation à la loi du 30 juillet 1880, prévoyait l’instauration de redevances pour l’usage de ponts sur la voirie nationale ou départementale. Elle précisait qu’un acte administratif instituant une redevance sur un ouvrage d’art qui relie des voies départementales peut prévoir des tarifs différents ou encore la gratuité en fonction des différentes catégories d’usagers et dans l’objectif de tenir compte soit d’une nécessité d’intérêt général en lien avec les conditions d’exploitation de l’ouvrage d’art, soit du fait de la situation particulière de certains usagers, « notamment ceux qui ont leur domicile ou alors leur lieu de travail dans le ou les départements concernés ».
Le Conseil constitutionnel a considéré que les critères de cette loi n’étaient pas contraires au principe de l’égalité devant la loi et de l’égalité devant les charges publiques. L’interprétation qui a été retenue depuis lors accepte ces différenciations : Le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes et à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général.
Le principe d’égalité s’applique de manière classique aux utilisateurs du domaine public. L’idée qui la sous-tend est que l’utilisation du domaine public n’est possible que dans le respect du principe d’égalité.
En principe, les utilisateurs du domaine public ont donc tous un accès égal au domaine public et ont tous droit à un traitement identique. L’interprétation du principe d’égalité implique cependant une interprétation d’égalité par la différenciation, pourvu que la différence de situation résulte de l’objet de la loi, et pourvu que le traitement différent accordé poursuit l’objectif d’assurer l’intérêt général. L’arrêt Denoyez et Chorques en est une illustration classique.
Le principe de l’égalité du service public s’applique aux services publics administratifs. L’arrêt Société des concerts du conservatoire (CE, 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire) consacrait l’égalité devant le service public comme un principe général du droit, qui régit le fonctionnement des services publics. Le principe vaut aussi pour les services publics industriels et commerciaux (CE, 1er avril 1938, Société l’Alcool dénaturé).
Il est donc admis de traiter les usagers différemment, s’agissant particulièrement de la tarification d’un service public, lorsqu’il existe des différences objectives de situation entre eux.
Dans un arrêt en date du 27 décembre 1997 (CE, 29 décembre 1997, Commune de Gennevilliers), le Conseil d’État a admis la possibilité pour le conseil municipal de Gennevilliers de fixer des droits d’inscription au conservatoire municipal de musique, en fonction des ressources financières des familles, sans méconnaitre le principe d’égalité entre les usagers du service public.
L’impulsion de la jurisprudence a conduit à l’adoption de la loi du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions qui étend la dérogation aux services publics administratifs à caractère facultatif.
Elle prévoit que les tarifs des services publics administratifs à caractère facultatif peuvent être fixés en fonction du niveau du revenu des usagers et du nombre de personnes dans un foyer (article 147). Il est précisé que : « Les taux ainsi fixés ne font pas obstacle à l’égal accès de tous les usagers au service ». Le législateur transpose la jurisprudence administrative dans la loi, notamment avec les dispositions de la loi du 29 juillet 1998.
La solution dégagée dans l’arrêt Commune de Gennevilliers en 1997 donne naissance au principe de discrimination positive. La mesure tarifaire mise en place pour le service public administratif à caractère facultatif qu’est le conservatoire de musique visait à permettre à tous les élèves de fréquenter l’établissement, sans considération de leurs capacités financières.
C’est aussi dans cet esprit que la gratuité des musées pour les jeunes Français ou ressortissants de l’Union européenne, introduite en 2009, est une mesure qui ne contrevient pas au principe d’égalité du service public. À l’égard de l’intérêt général, elle facilite l’accès à la culture pour de jeunes usagers de moins de 26 ans, pour lesquels le bénéfice de ce service public peut être limité.
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