Que représente l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933 pour le droit administratif ?

Arrêt Benjamin

L’arrêt Benjamin (Conseil d’État, 19/05/1933, 17413 17520, Publié au recueil Lebon) est un arrêt fondamental en droit administratif français, en ce qu’il a notamment imposé aux juges administratifs (tribunal administratif, cour administrative d’appel, Conseil d’État), et ce pour la première fois en la matière, une obligation de réaliser un contrôle de proportionnalité des mesures de police administrative.

L’arrêt Benjamin du 19 mai 1933 rendu par le Conseil d’État

Depuis lors, le juge administratif a donc cette obligation particulière qui est celle de concilier le maintien de l’ordre public (qui est la vocation première des mesures de police administrative) avec les libertés publiques (telles que la liberté de réunion) qui tendent toujours plus à triompher.

Cet arrêt Benjamin a, en effet, énoncé, dans un considérant de principe, que « Considérant que, s’il incombe au maire, en vertu de l’article 97 de la loi du 5 avril 1884, de prendre les mesures qu’exige le maintien de l’ordre, il doit concilier l’exercice de ses pouvoirs avec le respect de la liberté de réunion garantie par les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 ».

Mais, sans doute serait-il plus avisé de préciser, brièvement, le « contexte juridique » ayant amené le Conseil d’État à prendre cette décision et de rappeler succinctement ce que recoupent les notions d’ordre public ainsi que celle de liberté de réunion en droit français. Ensuite seulement nous pourrons commenter cet arrêt Benjamin 🙂

D’abord, tâchons de rappeler ce qu’est la liberté de réunion !

La liberté de réunion est le droit, pour toute personne, de se rassembler pacifiquement. Il s’agit d’une liberté publique fondamentale (Conseil d’État, 19/08/2002 « Front National, Institut de formation des élus locaux »), régie par la loi du 30 juin 1881, qui s’applique tant aux réunions publiques qu’aux réunions privées.

Le régime juridique prévu par cette loi est un régime libéral dans la mesure où aucune autorisation administrative ou déclaration préalable n’est requise, notamment depuis la loi du 28 mars 1907, qui a supprimé l’obligation de déclarer, préalablement, la réunion aux autorités administratives ; le législateur a, ainsi, expressément exclu toute mesure préventive de nature à entraver cette liberté. La liberté de réunion est protégée tant dans l’ordre interne que dans l’ordre international, notamment au sein de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ou CEDH (article 11) et au sein de la Charte des droits fondamentaux (article 12).

Ensuite, précisons ce que recoupe la notion d’ordre public dans le droit commun !

L’ordre public est une notion complexe, évolutive, qui a pour finalité la préservation (par la police administrative) de valeurs fondamentales pour la société, ou plus exactement le maintien et la préservation du « bon ordre » et de composantes traditionnelles telles que la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques (voir en ce sens l’article L.131-2 du code des communes, mais également l’article L.2212-2 du Code général des collectivités territoriales : « La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques »), mais également d’autres composantes telles que la moralité publique ou la dignité de la personne humaine.

Cette obligation de maintenir l’ordre public incombe aux autorités administratives, et notamment aux autorités municipales, et ce depuis la loi du 5 avril 1884 et son article 87, devenu l’article L2212-2 du CGT précédemment énoncé.

Pendant longtemps, le Conseil d’État a fait primer le maintien de l’ordre public sur les libertés fondamentales lorsqu’il devait concilier ces deux impératifs et apprécier la légalité d’une mesure de police administrative. Le passage à un État plus libéral l’a finalement amené à donner plus d’importance au respect des libertés publiques, telles que la liberté de réunion, et à limiter les atteintes qui pouvaient lui être portées. A ce titre, l’arrêt Benjamin en est une parfaite illustration.

Prêt à découvrir le commentaire détaillé de l’arrêt Benjamin du 19 Mai 1933 rendu par le Conseil d’État ? Go go go ! 😉

Quels sont les faits et la procédure de l’arrêt Benjamin ?

En l’espèce, Monsieur Benjamin, homme de lettres, devait donner des conférences publiques qui figuraient au programme de galas littéraires organisés par le Syndicat d’initiative de Nevers.

Cela ne ressort pas des termes de l’arrêt, mais, en réalité, les propos et écrits de cet homme faisaient polémique, notamment auprès d’enseignants qui considéraient qu’il avait l’habitude de « salir » le personnel d’enseignement laïque. Beaucoup d’enseignants étaient donc opposés à ce que ces conférences soient tenues, au point qu’ils n’ont pas hésité à convier les défenseurs de l’école publique à une contre-manifestation.

Le maire de Nevers, face à l’imminence d’une telle contre-manifestation, a donc pris deux arrêtés municipaux, le 24 février et le 11 mars 1930, afin d’interdire les conférences littéraires tenues par M. Benjamin, en considérant, ainsi, que sa venue était de nature à troubler l’ordre public (et ce alors même que le syndicat d’initiative avait annoncé rendre ces conférences, non plus publiques, mais privées).

Monsieur Benjamin, le Syndicat d’initiative de Nevers et la Société des gens de lettres ont alors saisi le Conseil d’État aux fins de voir contester et annuler les deux arrêtés municipaux pris par le maire de Nevers.

Quelles sont les prétentions des parties dans l’arrêt Benjamin ?

En l’espèce, les prétentions des parties de l’arrêt Benjamin, notamment celles des requérants, ne sont pas expressément mentionnées, mais on peut très bien imaginer quel était le point de vue de chacune des parties en cause.

On comprend, d’une part, que le maire craignait, au regard de l’opposition et de ce que les opposants prévoyaient de faire, que des débordements et, éventuellement, des violences puissent avoir lieu sur la voie publique. C’est ce qui l’a alors conduit à interdire les conférences.

Quant aux requérants, il va de soi qu’ils défendaient corps et âme la liberté de réunion régie par les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 qui ont entendu exclure toute mesure préventive de nature à entraver cette liberté.

*** Voir aussi : Le commentaire détaillé des principes de l’arrêt Narcy [Conseil d’État, Sect. 28/06/1963, Narcy, Req. P.401]. Un autre arrêt majeur en droit administratif français ! ***

Quel est le problème de droit de l’arrêt Benjamin du 19 Mai 1933 ?

En l’espèce, le problème principal de l’arrêt Benjamin était celui de savoir si l’autorité administrative (autorité municipale, notamment) pouvait interdire, de manière préventive, une conférence (et donc une réunion) sous prétexte qu’elle pouvait troubler l’ordre public.

Le Conseil d’État devait donc trancher entre la liberté de réunion et l’ordre public et dire s’il était possible de limiter, voire interdire une réunion sous le seul prétexte de troubles éventuels (non encore réalisés) à l’ordre public, et ce alors même que le législateur avait entendu donner à la liberté de réunion un régime extrêmement libéral.

Le Conseil d’État devait donc opérer une conciliation entre une liberté publique et le devoir qui incombe aux maires de maintenir l’ordre public (en vertu, aujourd’hui, de l’article L.2212-2 du CGT).

Quelle est la solution de l’arrêt Benjamin ?

En l’espèce, le Conseil d’État dans l’arrêt Benjamin rend sa décision au regard de différents visas, notamment les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 (qui régissent la liberté de réunion) et la loi du 05/04/1884 (qui impose à l’autorité municipale de maintenir l’ordre public), précédemment évoquées.

Il annule finalement les deux arrêtés municipaux et précise, dans un premier temps, que : « Considérant que, s’il incombe au maire, en vertu de l’article 97 de la loi du 5 avril 1884, de prendre les mesures qu’exige le maintien de l’ordre, il doit concilier l’exercice de ses pouvoirs avec le respect de la liberté de réunion garantie par les lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907 ».

Selon la Haute juridiction administrative, donc, bien que le maire soit tenu d’une obligation de maintien de l’ordre public, ce dernier doit également concilier cet impératif (de maintien de l’ordre public) avec les libertés publiques, en l’espèce la liberté de réunion.

Le Conseil d’État précise, ensuite, son raisonnement, dans un second temps : « Considérant que, pour interdire les conférences (…) le maire s’est fondé sur ce que la venue du sieur René X… à Nevers était de nature à troubler l’ordre public ; Considérant qu’il résulte de l’instruction que l’éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présentait pas un degré de gravité tel qu’il n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre ; que, dès lors, sans qu’il y ait lieu de statuer sur le moyen tiré du détournement de pouvoir, les requérants sont fondés à soutenir que les arrêtés attaqués sont entachés d’excès de pouvoir ».

Le Conseil d’État précise, ainsi, que les troubles étaient incertains et que la menace pour l’ordre public n’était pas d’une gravité telle qu’elle aurait pu permettre l’interdiction des réunions. Il sous-entend, ainsi, que le maire de Nevers aurait pu, en faisant appel à la force publique, par exemple, éviter tout désordre et trouble à l’ordre public, tout en laissant le requérant donner ses conférences.

Il ressort donc de cet arrêt Benjamin que l’autorité municipale peut effectivement décider, selon les circonstances, d’une interdiction préventive, mais à la seule et unique condition qu’elle soit le seul moyen de nature à prévenir des troubles considérés comme graves à l’ordre public. L’interdiction ne peut donc être décidée que s’il n’existe pas d’autres moyens susceptibles d’empêcher un trouble à l’ordre public. Cette idée rejoint finalement l’adage selon lequel « la liberté est la règle, la restriction de police l’interdiction ».

Les autorités municipales n’ont donc pas un pouvoir absolu ; elles doivent concilier l’ordre public et les libertés publiques (en l’espèce, la liberté de réunion) et opérer un contrôle de proportionnalité permettant de vérifier l’adéquation des mesures prises aux faits qui l’ont motivée (permettant de vérifier la proportionnalité d’une mesure aux faits d’espèce). C’est donc à ces conditions qu’une mesure pourra être jugée licite.

Quelle est la portée de l’arrêt Benjamin rendu par le Conseil d’État ?

Cet arrêt Benjamin a, d’abord, permis de redonner à la liberté de réunion la portée que le législateur avait entendu lui consacrer au sein des lois des 30 juin 1881 et 28 mars 1907.

Il a, également, renforcé le contrôle des mesures de police administrative et est le point de départ du contrôle de proportionnalité en droit administratif, toujours suivi de nos jours. Le principe déduit de l’arrêt Benjamin sera, en effet, continuellement repris au travers d’une jurisprudence constante, parfois atténuée selon les faits d’espèce (dans un contexte de terrorisme et d’état d’urgence, par exemple).

Il sera, bien évidemment, redessiné, notamment avec l’arrêt « Association pour la promotion de l’image et autres », par lequel le Conseil d’État a entendu soumettre les mesures de police au « triple test de proportionnalité », imposant, de ce fait, aux juridictions administratives, de vérifier que les mesures prises par les autorités administratives sont adaptées, nécessaires et proportionnées à la défense de l’ordre public.

Il sera, enfin, adapté au regard de l’évolution de la société et de la consécration de notions spécifiques, telle que la dignité de la personne humaine, comme composantes de l’ordre public, notamment avec les arrêts Commune de Morsang sur Orge et « Ministre de l’Intérieur c/ M. Dieudonné M’Bala M’Bala ».

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