En quoi l’arrêt Dame Kirkwood du 30 mai 1952 rendu par le Conseil d’État est-il audacieux ?

l’arrêt Dame Kirkwood

L’arrêt Dame Kirkwood rendu par le Conseil d’État en date du 3 mai 1952 est un arrêt inédit dans la jurisprudence administrative, car la haute juridiction administrative a pour la toute première fois admis qu’un acte administratif doit être conforme à un traité.

Avec cet arrêt Dame Kirkwood, c’est la naissance du contrôle de légalité des actes administratifs au regard des engagements internationaux. Ainsi, le contrôle par le juge de l’application du Droit international par l’administration qui n’était jusqu’alors qu’une simple règle de conduite dépourvue de tout caractère contraignant, reçoit une valeur juridique devant liée l’administration.

L’arrêt Dame Kirkwood est en effet lourd de conséquences puisque désormais, les engagements internationaux ratifiés par la France deviennent un élément du bloc de légalité liant ainsi l’administration et le juge administratif qui peuvent dès lors en apprécier leur légalité.

Quels sont les faits et la procédure de l’arrêt Dame Kirkwood ?

En l’espèce, par une demande des États-Unis formulée auprès des autorités françaises, la chambre des mises en accusation a, le 11 septembre 1951, proposé l’extradition de Madame Kirkwood, détenue à la maison d’arrêt de Caen. Le 25 septembre 1951, le Président du conseil des ministres a signé un décret d’extradition alors même que cette compétence relevait du Président de la République.

La requérante a ainsi attaqué ledit décret devant le Conseil d’État en invoquant à l’appui de son recours la violation par l’acte attaqué d’une convention d’extradition conclue entre la France et les États-Unis.

Les prétentions des parties et la question de droit de l’arrêt Kirkwood

En substance, dans l’arrêt Dame Kirkwood la requérante a demandé à la haute juridiction administrative d’annuler le décret d’extradition pris le 25 septembre 1951 en ce qu’il violait les articles 2 et 4 alinéas 4 et 5 de la loi du 10 mars 1927 relative à l’extradition des étrangers. Aussi, elle prétendait que le décret en cause émanait d’une autorité incompétente.

La question posée au Conseil d’État était de savoir si le recours contre un acte administratif pouvait être fondé sur la violation d’un engagement international.

Quelle est la solution de l’arrêt Dame Kirkwood rendue en date du 30 mai 1952 ?

En réponse à la question de droit de l’arrêt Dame Kirkwood, le Conseil d’État a débouté la requérante. En effet, si le juge administratif a admis que Madame Kirkwood était recevable, et ce, conformément à l’article 26 de la constitution de 1946, à invoquer à l’encontre du décret attaqué, la violation d’une convention internationale ayant force de loi, il a toutefois estimé que l’avis émis par la chambre d’accusation préalablement à l’adoption du décret en cause ne pouvait être discuté devant le Conseil d’État. De ce fait, il a rejeté sa requête tendant à l’annulation du décret d’extradition pris par le Président de la République.

Cette solution retenue par le Conseil d’État dans l’arrêt sous commentaire constitue en effet un revirement jurisprudentiel. En effet, s’il était de mise qu’avant l’arrêt Dame Kirkwood, le Conseil d’État admettait déjà qu’un recours pour excès de pouvoir puisse être dirigé contre un décret d’extradition, il n’en demeurait pas moins que celui-ci exclut l’idée qu’un recours puisse se fonder sur la violation par un décret d’une convention internationale. En fait, le Conseil d’État se considérait incompétent pour connaître de l’application d’un acte juridique se rapportant aux rapports qu’entretenait la France avec une puissance étrangère.

Or, en estimant dans l’arrêt Dame Kirkwood que la requérante est « recevable à invoquer » la violation par le décret du 25 septembre de la convention bilatérale d’extradition passée entre la France et les États-Unis d’Amérique, le Conseil d’État s’est indirectement reconnu compétent pour apprécier la légalité des actes administratifs par rapport aux normes du droit international, en l’occurrence, un traité.

C’est ainsi que la haute juridiction a relevé que « […] est recevable à invoquer, à l’encontre du décret attaqué, la violation d’une convention internationale qui a force de loi en vertu de l’article 26 de la Constitution du 27 octobre 1946 […] ».

En reconnaissant ce droit à la requérante d’invoquer à l’appui de son recours, la violation par le décret en cause de la convention d’extradition signée entre la France et les États-Unis le 06 janvier 1909, la haute juridiction administrative a néanmoins conclu que l’appréciation faite par la chambre des mises en accusation tendant à savoir « si les conditions posées par les articles 1er, 2 et 6 de ladite Convention étaient remplies ___ne saurait être discutée devant le Conseil d’État ». Ainsi, le Conseil d’État a écarté le premier moyen de la requête soumise à son appréciation.

S’agissant du second moyen relatif à l’incompétence de l’autorité émettrice du décret, le Conseil d’État dans l’arrêt Dame Kirkwood a tout simplement jugé que la requérante ne pouvait pas non plus soutenir que le décret en cause émanait d’une autorité incompétente.

En effet, la haute juridiction administrative a constaté que l’article 47 de la Constitution susvisée du 27 octobre 1946 avait transféré au président du Conseil des ministres les compétences qui étaient conférées au Président de la République par l’article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875.

De ce fait, il a conclu que Madame Kirkwood ne pouvait « […] se prévaloir de ce dont l’article 18 de la loi du 10 mars… émane d’une autorité incompétente ». Par conséquent, il a débouté la requérante.

Ainsi, la révolution amorcée dans l’arrêt Dame Kirkwood par le Conseil d’État en faveur de la reconnaissance du contrôle de légalité des actes administratifs en rapport avec les engagements internationaux semble largement être partagée par la jurisprudence postérieure.

En effet, dans l’arrêt «Belgacem 1991 – CE », le Conseil d’État a conforté cette idée en jugeant que le juge administratif était compétent et se devait d’effectuer un contrôle des actes administratifs sur le fondement de l’article 55 de la Constitution.

Faut-il également rappeler qu’avant cet arrêt, la haute juridiction administrative avait déjà admis dans l’arrêt « Ministère de l’Intérieur c/Cohn-Bendit 1978 – CE Ass », la possibilité pour les ressortissants de l’Union européenne d’invoquer directement une directive à l’appui d’un recours dirigé contre un acte individuel.

Enfin, dans l’arrêt « Aquarone, 6 juin 1997 – CE », le Conseil d’État a reconnu la primauté de la coutume internationale sur les actes administratifs contrairement aux lois.

Quelle est la portée de l’arrêt Dame Kirkwood rendu le 30 mai 1952 par le Conseil d’État ?

Par l’arrêt Dame Kirkwood, le Conseil d’État a reconnu une force obligatoire aux conventions internationales en droit français. Parallèlement, il s’est aussi reconnu compétent pour contrôler la conventionnalité des actes administratifs par rapport aux conventions internationales.

C’est en effet l’apport essentiel de l’arrêt Dame Kirkwood en ce qu’il consacre l’admission par le juge administratif du contrôle de la légalité des actes administratifs au regard des engagements internationaux.

Ainsi, tel qu’il a été précédemment souligné, les engagements internationaux se trouvent intégrés dans le bloc de légalité qui s’impose aux autorités administratives sous le contrôle du juge administratif.

Autant, l’administration est tenue par leur respect, autant, le juge administratif peut contrôler la légalité des actes pris en rapport avec ces derniers. Comme nous l’avons déjà rappelé ci-dessus, la solution retenue par le Conseil d’État dans l’arrêt Dame Kirkwood est confortablement bien reçue dans la jurisprudence.

En effet, déjà, en 1964, la CJCE consacrait dans l’arrêt « CJCE 15 JUILLET COSTA C/ ENEL » le principe de la primauté du droit communautaire sur le droit interne. Également, dans un arrêt du 13 décembre 2001, le Conseil d’État a jugé que les principes généraux issus du droit communautaire avaient une valeur identique à celle des stipulations au Traité instituant la communauté européenne et par voie de conséquence, étaient supérieurs aux lois dans l’ordre interne. Si ces principes généraux priment sur les lois, il est évident que leur primauté sur les actes administratifs va de soi.

Il s’ensuit ainsi que l’arrêt Dame Kirkwood est favorablement accueilli dans la jurisprudence postérieure. Cette position est d’ailleurs confirmée dans une affaire analogue à celle de l’arrêt d’espèce où le Conseil d’État a réaffirmé sa solution de l’arrêt Dame Kirkwood en jugeant que « les conventions et traités internationaux ont une autorité supérieure au droit interne »(CE, Arrêt Croissant du 7 juillet 1978).

Toutefois, cette primauté accordée aux engagements internationaux en droit interne semble avoir des exceptions. Ainsi, dans une autre affaire d’extradition, la haute juridiction administrative a soutenu que l’extradition pour motif politique devait être refusée. En effet, le Conseil d’État a estimé que l’extradition visée dans ce cas d’espèce contrevient aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (CE, arrêt Koné du 3 juillet 1996).

En somme, la solution dégagée par le Conseil d’État dans l’arrêt Dame Kirkwood tendant à faire primer les engagements internationaux sur les actes administratifs en droit français est communément admise aujourd’hui. Néanmoins, la jurisprudence constante du Conseil d’État révèle qu’une convention internationale d’extradition doit être interprétée conformément aux principes de valeur constitutionnelle.

Ainsi, peut-on dire que la supériorité des engagements internationaux en droit interne comme on a pu le noter souvent, ne semble concerner que les actes administratifs et dans certaines mesures, les lois. La Constitution et les lois de valeur constitutionnelle étant exclues depuis le célèbre arrêt Fraisse.

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Marine

Top cet article, merci