L’arrêt Daudignac rendu par le Conseil d’État en date du 22 juin 1951 est un arrêt majeur en droit administratif. En effet, par l’arrêt Daudignac, le juge administratif a confirmé son attachement au principe constitutionnel de la liberté du commerce et de l’industrie en annulant un arrêté municipal qui soumettait à l’obtention d’une autorisation, l’exercice de la profession de photographe-filmeur.
Fruit de la révolution, la liberté du commerce et de l’industrie proclamée par la loi D’allarde des 2 et 17 mars 1791 supprimant les corporations et libéralisant ainsi le commerce des grains était un symbole significatif du vent révolutionnaire que le juge se devait de protéger.
Ainsi, le Conseil d’État en tant que juge suprême de l’ordre administratif ne perdait aucune occasion pour rappeler aux autorités administratives que toute restriction de cette liberté devenue constitutionnelle, devait être justifiée par un caractère impératif et sérieux. Aussi, le Conseil d’État a-t-il une fois de plus à travers l’arrêt Daudignac réaffirmé l’importance de cette liberté individuelle très chère aux yeux du peuple français.
Quels sont les faits et la procédure de l’arrêt Daudignac ?
En l’espèce dans l’arrêt Daudignac, le Maire de Montauban avait, par un arrêté du 2 mars 1949, décidé de soumettre à autorisation, l’exercice même temporaire de l’activité de photographe sur la voie publique. En effet, ayant estimé que l’exercice de ladite profession représentait des inconvénients pour la circulation et l’ordre public, en ce que des photographes-filmeurs photographiaient les passants contre leur volonté, le Maire entendait interdire l’exercice de cette activité dans certaines rues ou à certaines heures en s’appuyant sur la loi du 5 avril 1884.
Toutefois, s’estimant victime de la décision du Maire, un particulier, photographe-filmeur, avait décidé de l’attaquer devant le Conseil d’État au motif que la décision provenait d’une autorité incompétente. En effet, le requérant soutenait que le Maire n’était pas compétent pour soumettre à une procédure d’autorisation, l’exercice d’une profession s’exerçant sur la voie publique à moins que sa décision n’ait pour appui, une délégation de compétence précise.
Parallèlement, le Groupement national de la Photographie professionnelle avait aussi saisi la haute juridiction administrative en vue, non d’obtenir l’annulation de l’arrêté du Maire, mais plutôt son maintien.
Les prétentions des parties et la question de droit de l’arrêt Daudignac
En substance, le particulier, photographe-filmeur reprochait à l’arrêté ainsi adopté par le Maire d’être entaché d’excès de pouvoir (découvrez ici ce que c’est un recours pour excès de pouvoir). En effet, le requérant estimait que l’article 97 de la loi du 5 avril 1884 duquel le maire tenait le pouvoir de prendre des mesures nécessaires pour remédier aux inconvénients que l’exercice d’une profession pouvait représenter pour la circulation et l’ordre public, ne lui permettait pas de soumettre à la délivrance d’une autorisation, l’exercice de la profession de photographe.
Dès lors, le requérant estimait que l’arrêté du maire du 2 mars 1949 conditionnant l’exercice de la profession de photographe à l’obtention d’une autorisation devait être annulé, car provenant d’une autorité non compétente.
Dans le cas d’espèce, le Conseil d’État devait répondre à la question de savoir si l’exercice par le maire de son pouvoir de police contrevient au principe de la liberté du commerce et de l’industrie.
Quelle est la solution de l’arrêt Daudignac rendue en date du 22 juin 1951 ?
En réponse au problème de droit soulevé par l’arrêt Daudignac, le Conseil d’État a répondu par l’affirmative. En conséquence, il a fait droit à la requête de M. Daudignac en admettant que ce dernier était « […] fondé à soutenir que l’arrêté attaqué est entaché d’excès de pouvoir ».
Ainsi, par l’arrêt Daudignac le Conseil d’État a réaffirmé son attachement au respect du principe de la liberté du commerce et de l’industrie instaurée au lendemain de la révolution ; ligne constamment suivie par la jurisprudence postérieure.
En effet, « la liberté de commerce et d’industrie » avait déjà été consacrée par la jurisprudence antérieure à l’arrêt Daudignac. C’est ainsi, que le Conseil d’État n’a pas hésité à condamner les règlementations trop sévères de l’administration concernant l’exercice du commerce (CE 30 novembre 1928, Pernicaud).
Il en a fait de même après la Seconde Guerre mondiale. Ayant à l’esprit les restrictions portées à ces libertés fondamentales pendant la guerre, le juge administratif a rappelé à l’administration le respect de la « liberté d’industrie et de commerce » au sortir de la guerre (CE 30 janvier 1948 : Syndicat national des industriels en lentille de la Haute-Loire).
Tout cela témoigne de l’importante sensibilité qu’a toujours eu le Conseil d’État pour l’observance des libertés fondamentales. L’arrêt Daudignac se situe donc dans cette lignée incessamment rappelée par le Conseil d’État. Mieux encore, par l’arrêt d’espèce, le Conseil d’État a consacré la « liberté de commerce et d’industrie » comme faisant partie intégrante des principes généraux du droit applicables et opposables à l’administration même en l’absence d’un texte de loi.
En effet, tout en reconnaissant la légitimité du pouvoir communal quant au maintien de l’ordre dans sa juridiction en ce que le maire tient de la loi (si la nécessité l’impose), le pouvoir de prendre des mesures en vue de remédier aux inconvénients qu’entraîne l’exercice d’une profession donnée, la haute juridiction administrative a néanmoins souligné que l’exercice par le maire de son pouvoir de maintien d’ordre ne pouvait contrevenir à l’exercice d’une liberté garantie par la loi.
C’est donc dire que l’administration est toujours tenue, et ce, même dans le cadre de l’exercice de son pouvoir de maintien de l’ordre public, à respecter les libertés fondamentales garanties par les lois, en l’occurrence, le principe de « liberté de commerce et d’industrie ». Cela a d’ailleurs été rappelé par le Conseil d’État dans différentes décisions intervenues après l’arrêt Daudignac.
Ce fut le cas par exemple dans l’arrêt société René Moline de 1983 où le Conseil d’État a repris la jurisprudence de l’arrêt de l’espèce en présentant le principe de « liberté de commerce et d’industrie » comme un principe général du droit applicable même sans texte.
Aussi, dans une autre affaire, le Conseil d’État a conforté sa position en rappelant une fois de plus, que l’administration a l’obligation de se conformer « aux principes généraux du droit, et en particulier au principe de la liberté du commerce et de l’industrie » (CE, 13 mai 1994, présid. de l’assemblée territoriale de la Polynésie française).
D’ailleurs, dans l’arrêt Martial de Laboulaye du 18 octobre 1960, le juge administratif a élevé la « liberté de commerce et d’industrie » au rang de liberté publique. Par la suite, le Conseil constitutionnel dans sa décision du 30 octobre 1981 a reconnu la valeur constitutionnelle de celle-ci de manière implicite.
Quelques mois plus tard, c’est dans sa décision du 16 janvier 1982 sur loi de nationalisation que le juge constitutionnel a revêtit explicitement la « liberté d’entreprendre », appellation moderne de la « liberté de commerce et d’industrie », de la valeur constitutionnelle. Ainsi, celle-ci a primé sur les textes de valeur législative et par conséquent depuis lors, l’administration ne peut que sous le respect de certaines conditions dégagées par la jurisprudence restreindre l’exercice de cette liberté.
Toutefois, il est à noter que la jurisprudence a aussi admis que celle-ci puisse faire l’objet de restrictions.
Quelle est la portée de l’arrêt Daudignac rendu le 22 juin 1951 par le Conseil d’État ?
Sans constituer le point de départ de la reconnaissance de l’effectivité du principe de la « liberté de commerce et d’industrie » aujourd’hui la « liberté d’entreprendre », l’arrêt Daudignac rendu le 22 juin 1951 par lequel, le Conseil d’État a réaffirmé son attachement à ce principe, a toutefois permis de consacrer cette liberté comme principe général du droit opposable à l’administration, et ce, même en l’absence d’un texte de loi.
Cette opposabilité de la liberté du commerce et d’industrie à l’administration est constamment rappelée depuis lors par la jurisprudence. Cependant, la liberté de commerce et d’industrie, malgré son caractère constitutionnel, est aussi sujette à des restrictions. D’ailleurs, le champ des motifs de limitation de celle-ci ne cesse de s’étendre.
C’est ainsi que le Conseil d’État a admis que la « liberté de commerce et d’industrie » puisse aussi être limitée pour des raisons de santé publique par un arrêt du 25/11/1994.
Aussi, la jurisprudence constante du Conseil d’État admet l’interventionnisme de l’État pour combler la carence ou l’insuffisance quantitative (Conseil d ’État, 17 avril 1964, commune de Merville-Franceville, création d’un camping municipal, car manque de place dans les campings privés) ou qualitative (Conseil d’État, 20 novembre 1964, ville de Nanterre, création d’un cabinet dentaire municipal en raison des prix élevés des praticiens privés) de l’initiative privée dans certains domaines.
Enfin, pour la satisfaction d’un besoin vital, la jurisprudence admet que l’intervention des pouvoirs publics puisse concurrencer voire limiter la liberté du commerce et d’industrie qui est par nature une liberté individuelle (Conseil d’État, 25 juillet 1986, commune de Mercoeur ; Conseil d’État, 15 février 1956, Siméon).
Toutefois, il est important de noter que ces restrictions ne peuvent être que temporaires, c’est-à-dire limitées dans le temps. C’est pourquoi le Conseil d’État a jugé que lorsque la carence privée disparaît, l’exploitation du service public doit cesser. Sa continuité n’étant possible que pour le temps normal nécessaire à l’amortissement des investissements publics réalisés (Conseil d’État, 23 juin 1933, arrêt Lavabre).
En somme, l’admission par la jurisprudence d’une possible restriction de la « liberté de commerce et d’industrie » par les pouvoirs publics ne leur permet aucunement de disposer de celle-ci comme ils l’entendent. En réalité, non seulement, la limitation doit être justifiée par un besoin d’intérêt général, notion à géométrie variable souverainement appréciée par le juge, mais aussi, la restriction doit être précise et ne peut être que temporaire.