Pourquoi l’arrêt Canal de Craponne du 6 mars 1876 est-il célèbre en droit des contrats ?

Arrêt Canal de Craponne

L’arrêt Canal de Craponne du 6 mars 1876 est un arrêt célèbre en droit des contrats, car il a su fermement rejeter la possibilité, pour les juges, de réviser un contrat qui serait devenu déséquilibré en raison d’un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion dudit contrat. Par cet arrêt de la Cour de cassation, celle-ci a dès lors consacré la théorie de l’imprévision.

Ainsi, l’arrêt Canal de Craponne est fondamental en droit commun des contrats dans la mesure où la Cour de cassation a formellement marqué son désir de faire prévaloir la volonté des parties et la force obligatoire des contrats sur toutes autres considérations pratiques (cet arrêt illustre le principe selon lequel le contrat est la loi des parties).

En effet, dans cet arrêt Canal de Craponne du 06/03/1876, la Cour de cassation a reconnu, dans un attendu de principe, que :

« (vu l’article 1134 du Code civil) et attendu que la règle qu’il consacre est générale, absolue » et qu’elle régit les contrats dont l’exécution s’étend à des époques qui sont successives de même qu’à ceux de toute autre nature et que « dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux …, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ».

Mais, sans doute serait-il plus judicieux, avant de présenter cet arrêt majeur, de rappeler ce que recoupe la notion de force obligatoire du contrat puis de préciser le « contexte juridique » ayant amené la Cour de cassation à prendre cette décision.

Arrêt Canal de Craponne : Qu’est-ce que la force obligatoire du contrat ?

Selon la doctrine, la force obligatoire du contrat est la force qui est attachée par la loi aux conventions légalement formées et en vertu de laquelle ce que les parties ont voulu dans la convention s’impose dès lors à elles, dans les conditions où celles-ci l’ont voulu (fiches d’orientation Dalloz).

Ce principe a été clairement consacré au sein de l’ancien article 1134 du Code civil qui prévoyait que : les conventions qui ont été légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. C’est pourquoi elles ne peuvent être révoquées que par leur consentement mutuel, ou alors pour les causes que la loi autorise. Dès lors, elles doivent être exécutées de bonne foi. (Principe d’intangibilité du contrat).

Par ailleurs, l’ancien article 1135 précisait que : « les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé » mais aussi à toutes les suites que l’équité ou l’usage ou encore la loi « donnent à l’obligation d’après sa nature ».

Il est aujourd’hui, inscrit dans un chapitre énumérant les dispositions liminaires du droit des contrats (notamment les principes directeurs), au sein de l’article 1103 (issu de la réforme du droit des contrats du 10/02/2016) et a, désormais, droit à une section qui lui est propre (au titre des effets du contrat ; on trouve, ainsi, les articles 1193 à 1195 qui reprennent, en substance, les dispositions des anciens articles 1134 et 1135 du Code civil).

Les principes de force obligatoire et d’intangibilité du contrat ont, ainsi, toujours été considérés comme des principes majeurs du droit des contrats.

Le droit français tient, en effet, à faire prévaloir la volonté des parties sur toute autre considération et cela paraît plutôt cohérent : en effet, ce sont les parties qui décident de s’engager, c’est donc à elles de fixer les termes du contrat et de respecter les dispositions ainsi convenues (Lire : Les conditions de validité d’un contrat). Aucune ne peut donc, unilatéralement, se défaire ou modifier les termes du contrat (ni le débiteur ni le créancier ; les parties ne peuvent que renégocier ensemble…).

Il existe cependant des tempéraments à ces principes. On peut, notamment, penser à la faculté de résiliation unilatérale pour les contrats à durée indéterminée ou au pouvoir modérateur reconnu aux juges, en ce qui concerne la réduction des honoraires excessifs des mandataires ou prestataires de services (pour exemple : Cour de cassation, Civ. 29/01/1867) et des avocats (pour exemple : Cour de cassation, Civ. 1ère, 3/03/1998), etc.

Toutefois, la Cour de cassation, à l’inverse du Conseil d’État (Conseil d’État, 30/03/1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, GAJA) n’a jamais reconnu la possibilité, pour les juges civils français, de réviser un contrat qui serait devenu déséquilibré en cas de changement de circonstances imprévisibles lors de la formation du contrat, et l’arrêt Canal de Craponne est une parfaite illustration de cette consécration.

Quels sont les faits et la procédure de l’arrêt Canal de Craponne ?

En l’espèce, les faits ne ressortent pas entièrement des termes de l’arrêt Canal de Craponne, il faut donc se tourner vers la doctrine.

Dans cette affaire, une personne privée (Adam de Craponne) s’est engagée à construire un canal d’irrigation, destiné à arroser les propriétés des habitants de la commune de Pelissanne, moyennant une redevance de 3 sols par carteirade (190 hectares), pour l’entretien et la fourniture de l’eau (par deux conventions conclues en 1560 et 1567). Les relations contractuelles se sont pérennisées, sans incident, pendant près de trois siècles.

Néanmoins, au 19ème siècle, les héritiers du constructeur (et propriétaire originaire) ont constaté que la redevance ne couvrait plus les frais d’entretien du canal (notamment à cause de la dépréciation monétaire et de la hausse du coût de la main d’œuvre). Ils se donc tournés vers les juridictions civiles afin de voir modifier le contrat et revaloriser la redevance fixée par les conventions de 1560 et 1567.

Par un arrêt rendu en date du 31/12/1875, la Cour d’appel d’Aix a fait droit à cette demande et a décidé d’élever la redevance à 30 centimes de 1834 à 1874, puis à 60 centimes à partir de 1874.

Mécontents de cette décision, les habitants de la commune ont alors formé un pourvoi en cassation pour contester cette révision du contrat et ont, ainsi, effectué les démarches nécessaires à la saisine de la Cour de cassation.

En parlant d’arrêt majeur, découvrez aussi : L’importance de l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge. Un arrêt fondamental que tous les étudiants en droit découvrent lors de leur cursus universitaire. Découvrez via le lien les meilleures explications se rapportant au principe et au fondement de cet arrêt afin de vous aider à rédiger un excellent commentaire d’arrêt ou une dissertation.

Arrêt Canal de Craponne : Quels sont les moyens des parties ?

Là encore, les moyens des parties ne ressortent pas clairement de l’arrêt Canal de Craponne.

On peut, toutefois, très bien imaginer que les habitants de la Commune aient contesté la possibilité pour le juge de réviser des contrats, en vertu de l’article 1134 du Code civil, et ce quand bien même les contrats en cause auraient été conclus avant la promulgation du Code civil (peu importe, également, que les circonstances aient changé depuis la conclusion du contrat…).

À l’inverse, les héritiers, comme en première instance, ont nécessairement démontré que les circonstances avaient profondément changé et qu’il était nécessaire que la redevance soit valorisée.

Quel est le problème de droit dans l’arrêt Canal de Craponne ?

En l’espèce, deux problèmes connexes étaient posés à la Cour de cassation dans cet arrêt Canal de Craponne : un contractant, pour lequel l’exécution du contrat devient particulièrement difficile, en raison de circonstances nouvelles (le contrat se trouve alors vidé de sens pour ce contractant) peut-il solliciter du juge qu’il révise ledit contrat ?

Le juge peut-il, justement, lorsque l’équité le commande, prendre en compte des circonstances nouvelles pour modifier une convention ?

La question subséquente était, alors, la suivante : le juge peut-il porter atteinte à la force obligatoire du contrat lorsque des circonstances particulières (notamment économiques) ont pu créer un déséquilibre dans les droits et obligations de chacune des parties (déséquilibre qui n’existait pas lors de la conclusion du contrat).

Quelle est la solution apportée dans l’arrêt Canal de Craponne ?

Dans cet arrêt Canal de Craponne, la Cour de cassation casse l’arrêt rendu par la Cour d’appel d’Aix et rejette toute possibilité de révision pour imprévision (outre la question de l’application de l’article 1134 à des contrats conclus trois siècles auparavant).

Elle précise, en effet, au visa de l’ancien article 1134 du Code civil que la règle consacrée par cet article (la force obligatoire du contrat) est « générale et absolue » et que « dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux » même s’ils sont équitables dans leur décision, de « prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et ainsi substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ».

La Cour de cassation refuse donc la possibilité pour les juges du fond (qui sont juges en fait et en droit) de réviser un contrat qui a été légalement formé. Le juge n’a donc pas à intervenir dans la loi des parties, quand bien même il apparaitrait inéquitable de ne pas réviser un contrat devenu déséquilibré en raison de circonstances économiques, par exemple.

Selon la Cour de cassation, les juges du fond n’avaient donc pas à élever le montant de la redevance. Se faisant, ils ont, ainsi, violé l’article 1134 du Code civil qui fixe la force obligatoire du contrat :

« Qu’en décidant le contraire et en élevant à 30 centimes de 1834 à 1874, puis à 60 centimes à partir de 1874, la redevance d’arrosage qui était alors fixée à 3 sols par les conventions de 1560 et 1567, et sous prétexte que cette redevance n’était plus du tout en rapport avec les frais d’entretien du canal, « l’arrêt attaqué a formellement violé l’article 1134 ci-dessus visé ».

La Cour retient donc dans l’arrêt Canal de Craponne une conception stricte de la force obligatoire ainsi que l’intangibilité des contrats.

Quelle est la portée de l’arrêt Canal de Craponne ?

L’arrêt Canal de Craponne est un arrêt fondamental du droit des contrats, bien que la solution puisse apparaître comme injuste pour les contractants victimes d’une telle lésion (Voir : Le principe de la lésion). Elle s’explique sans doute par la volonté de la Cour de cassation de donner un réel sens aux conventions légalement conclues et d’éviter, sans doute, que des cocontractants malicieux (de mauvaise foi) puissent se défaire trop facilement de conventions conclues par eux ou que des pressions puissent être exercées par d’autres.

Cette solution peut également s’expliquer par la volonté de la Cour de conserver une certaine harmonie et de préserver une certaine sécurité juridique…

Pendant très longtemps, cette jurisprudence n’a pas été remise en cause, marquant, de ce fait, l’importance donnée à la force obligatoire des contrats. Pour autant, la divergence constatée entre l’analyse apportée par la Cour de cassation et celle du Conseil d’État a fait parler au sein de la doctrine (cf. supra : divergence droit civil et droit administratif).

De même, on peut tout à fait comprendre que la société ait changé depuis lors et qu’une certaine logique consumériste ait commencé à apparaître.

C’est précisément pour ces raisons que de nouvelles dispositions/clauses sont venues pallier à cette absence d’iniquité et à la rigueur accordée au principe de force obligatoire (clause de hardship, clause d’indexation monétaire, etc.).

C’est également pour cette raison que la jurisprudence a pu nuancer cette décision (arrêts Huard ou Danone, par exemple) et qu’elle a prévu des cas où le juge aurait un pouvoir modérateur, notamment en cas d’honoraires excessifs (cf. supra).

Désormais, la question ne se pose plus dans la mesure où la réforme du droit des contrats est venue opérer un véritable revirement, en consacrant un nouvel article 1195, au sein de Code civil, lequel prévoit, désormais, que le juge peut, dans des circonstances spécifiques, réviser un contrat :

Si un changement de circonstances imprévisible survient lors de la conclusion d’un contrat et qu’il rend alors l’exécution excessivement onéreuse pour l’une partie qui n’avait pas du tout accepté d’en assumer le risque, alors celle-ci peut demander une renégociation du contrat auprès de son cocontractant.

Cependant, elle doit continuer à exécuter ses obligations durant toute la renégociation.

Par ailleurs, en cas de refus ou alors en cas d’échec de la renégociation, les parties peuvent dès lors convenir de la résolution du contrat, à la date ainsi qu’aux conditions qu’elles ont déterminées, ou encore de demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation.

À défaut d’un accord dans un délai raisonnable, le juge peut réviser le contrat ou y mettre fin à la demande d’une partie, à la date ainsi qu’aux conditions qu’il fixe.

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